Tunisie : une guerre civile dans les têtes

L’un des principaux défauts de Kaïs Saïed, car il en a beaucoup qui se révèlent au fil des jours, c’est cette sorte de paranoïa qui le fait voir des complots et des comploteurs partout, même là où il n’y a que des dysfonctionnements administratifs ou des carences structurelles. Ce défaut, qui entache son raisonnement et lui fait dire souvent des énormités, il semble l’avoir passé à ses partisans, devenus tous aussi «complotistes» que lui. Bonjour les dégâts !

Par Ridha Kéfi

On ne parle pas ici des «mouches vertes», cette meute d’aboyeurs qui fulminent, insultent et menacent les adversaires du président de la république dans les réseaux sociaux, mais de certains soutiens autoproclamés de M. Saïed – lequel n’appartient  officiellement à aucun parti – parmi les activistes politiques et les acteurs de la société civile.  

Rabeh Khraifi, souvent présenté par les médias comme professeur de droit constitutionnel, appartient à ce dernier groupe de personnalités publiques qui parlent au nom du président de la république, sans être officiellement mandatés par lui pour une telle mission, font écho à ses lubies, interprètent ses pensées, comme si elles ne sont pas assez clairement exprimées par l’intéressé lui-même, justifient ses erreurs les plus grossières et s’attaquent à ses adversaires.

Ce ne sont pas des chasseurs de bonnes occasions, des opportunistes comme notre cher pays a toujours su en enfanter à toutes les époques et sous toutes les dictatures, des sortes de demandeurs d’emploi prêt à louer leurs services, la servitude clairement affichée.

La machine à diviser, à exclure et à retrancher  

Oh que non ! On n’oserait pas faire offense à leur patriotisme, à leur altruisme et à leur honnêteté présumée. Mais le problème avec ces gens c’est que, dans cette tendance qu’ils ont à vouloir «blanchir» le président de toute erreur, de tout dérapage et de tout errement, ils épousent ses plus dangereuses lubies au point de s’y identifier totalement, sans prendre garde aux dangers que cela fait courir au pays, et celui de la guerre civile n’est pas le moindre.

Parmi ces lubies, nous avons parlé du complotisme, principal pilier de la stratégie populiste mise en place par Kaïs Saïed pour prendre le pouvoir et, surtout, pour ne plus le céder.

C’est dans ce contexte que nous situons les déclarations faites, hier, lundi 18 juillet 2022, par Rabeh Khraifi à la radio Jawhara, selon lesquelles «l’administration tunisienne en général s’inscrit en opposition vis-à-vis de la politique du président de la république», allant jusqu’à accuser les gouverneurs, les maires et les ministres de «mauvaise foi, d’insouciance et de laxisme» et de «travailler contre la politique de Saïed, dans l’intérêt des partis, des lobbies, et de ceux qui profitent de la corruption».

Emporté par sa verve accusatrice, sans présenter la moindre preuve tangible à l’appui de ses graves allégations, M. Khraifi, grand juriste devant l’Eternel et qui n’ignore pas la gravité de ses déclarations, a également pointé du doigt les directeurs généraux, les accusant de «chercher à freiner le processus de développement» dans les régions, les qualifiant de «catastrophe majeure», et s’en prenant aux ministres «inefficaces» et «subissant le poids de la bureaucratie».

«L’administration n’est pas à la hauteur de la politique du président et n’applique pas ses décisions, étant donné que le plafond du président est très élevé par rapport à une administration très misérable, lourde et pauvre qui entrave le processus de développement», a déclaré M. Khraifi.

Un prophète en son pays

Si on a bien compris M. Khraifi, M. Saïed – qui accapare tous les pouvoirs, législatif, exécutif et même judiciaire – n’est responsable de strictement rien. Si son bilan est jusque-là très maigre, tous les indicateurs socio-économiques s’étant détériorés depuis son accession au pouvoir, ce n’est pas de sa faute, mais de celle d’une administration publique qui complote sans cesse contre lui.

On fera semblant de prendre pour argent comptant une telle approche, qui feint d’ignorer que c’est le président qui choisit ses collaborateurs et qu’il est le premier à assumer leur «mauvaise foi, inaction et laxisme», et on se contentera de lui poser cette question de bon sens : si la situation est telle qu’il la décrit, on fait quoi pour la changer ?

On garde le président, cela va de soi, puisqu’il est un prophète en son pays, et on fait quoi avec tout le reste : les ministres, les gouverneurs, les maires, les directeurs généraux, les sous-directeurs ? On les limoge tous? Soit, mais une fois on les a tous limogés et remplacés par d’autres bras cassés choisis parmi les thuriféraires du président qui se bousculent déjà au portillon du palais de Carthage pour proposer leurs services (les Rabeh Khraifi et compagnie), est-on vraiment sûr que la situation va vraiment s’améliorer dans le pays et que l’on ne va pas rééditer les mêmes erreurs et perdre encore davantage de temps précieux ?

Qu’on nous permette de douter de l’utilité et de l’efficacité d’un tel scénario. Et pour cause : si l’on en juge par les innombrables erreurs de casting commis jusque-là par M. Saïed dans le choix de ses proches collaborateurs, on ne peut lui donner carte blanche pour continuer dans cette voie non passante. D’autant que l’homme ne connaît pas le pays dont il a la charge, et connaît encore moins les hommes et les femmes qui le font… ou le défont.

L’ignorance n’est peut-être pas un défaut en soi, car un président n’est pas censé tout connaître, mais un président qui ne sait pas est tenu d’écouter ceux qui savent, qui veulent l’aider à y voir plus clair dans les affaires du pays, à identifier des solutions réalistes et applicables en urgence pour remettre la machine en marche, une machine grippée depuis 2005 et tombée totalement en panne depuis 2011.

Le problème, n’en déplaise à M. Khraifi, réside surtout dans la posture fermée, têtue et obstinée du président de la république, qui n’écoute que ses propres lubies, croyant posséder la science infuse, alors que tous ses actes et toutes ses décisions, depuis un certain temps, sont à côté de la plaque.

Voilà le drame de ce pays, et la bombe à retardement déjà enclenchée ne tardera pas à nous exploser tous au visage, pro-Saïed, anti-Saïed et «khobzistes» (membres du parti du pain) qui ne trouveront même plus bientôt une «khhobza» à grignoter.

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