Le drame de la Tunisie aujourd’hui, qui plonge jour après jour dans une crise sans fond, c’est qu’elle est prise en otage par deux hommes du passé et du passif, Rached Ghannouchi et Kaïs Saïed, qui rivalisent de mauvaise foi, de populisme et de perversité intellectuelle. En fait ils coexistent par la menace que constituent l’un et l’autre aux yeux de leurs partisans respectifs. Leur supposée adversité est, en réalité, une fiction bien entretenue.
Par Ridha Kéfi
En effet, le président d’Ennahdha, qui était fortement contesté au sein de son propre parti, a pu reprendre du service et se remettre en selle dès le jour où le président de la république Kaïs Saïed l’a mis dans le collimateur, en proclamant les dispositions exceptionnelles, le 25 juillet 2021, lesquelles se sont traduites notamment par le gel des travaux de l’Assemblée dont il faisait son fer de lance politique.
A contrario, à chaque fois que le président Saïed se trouvait dans une mauvaise posture, que son maigre bilan lui est reproché par ses opposants et que la situation générale dans le pays, sous sa conduite, se détériorait gravement et faisait douter de l’efficacité de sa gouvernance bavarde et inefficace, il suffit que Ghannouchi fasse une déclaration hostile au chef de l’Etat pour propulser ce dernier en tête des sondages de popularité.
Deux adversaires qui se ressemblent beaucoup
Dire que Ghannouchi et Saïed, qui ont beaucoup d’affinités idéologiques et doctrinaires, puisqu’ils s’abreuvent tous deux aux sources de l’islam politique, sont une sorte d’«assurance-vie» l’un pour l’autre n’est pas la conclusion d’une vague analyse politique mais un fait que nous vérifions tous les jours, en suivant l’actualité tunisienne.
Ghannouchi et Saïed sont nécessaires l’un pour l’autre et ils cesseraient sans doute d’«exister» tous les deux le jour où les Tunisiens, encore aveuglés par la fausse inimitié qu’ils affichent, retrouveront enfin la vue et comprendront que le malheur de leur pays réside dans le fait qu’ils ont mis leur destin entre les mains de ces deux hommes qui n’auraient jamais dû conduire ce pays qui ne leur ressemble en rien.
J’écris cela en relisant les propos de M. Ghannouchi dans l’interview qu’il a accordée à la chaîne Al-Jazeera hier soir, jeudi 6 octobre 2022, qui, par leur superficialité et l’hypocrisie qui les caractérise, ne servent en réalité qu’à redorer l’image d’un président dont beaucoup de Tunisiens découvrent enfin les limites et commencent à s’interroger sérieusement sur ses capacités à gouverner un pays qui lui échappe totalement. Tout en affirmant qu’il n’a aucun problème avec le président Saïed (il ne croyait pas si bien dire), Ghannouchi a ajouté que son seul problème avec le locataire du palais de Carthage c’est avec «sa politique de gouvernement unilatéral (ou personnel, Ndlr), que le peuple tunisien rejette».
M. Ghannouchi voulait dire sans doute que si M. Saïed avait accepté de l’associer à la gestion des affaires publiques, il l’aurait sans doute soutenu, comme il avait soutenu ses prédécesseurs, notamment Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi, qui avaient accepté de se mettre sous sa coupe. Et cette perspective, on l’imagine, constitue l’horreur absolue pour beaucoup de Tunisiens et, surtout de Tunisiennes, qui détestent le chef islamiste et redoutent son retour sur les devants de la scène publique.
Ghannouchi, Saïed, même combat contre la démocratie
Il y a un autre passage de l’interview avec Al-Jazeera qui peut constituer un morceau d’anthologie, c’est lorsqu’il parle du «retard dans la mise en place de la Cour constitutionnelle» qu’il attribue à M. Saïed. Ce dernier aurait, selon lui, évité de mettre en place la Cour constitutionnelle «parce que cela aurait perturbé son projet de coup d’Etat», par allusion à la proclamation des dispositions d’exception, le 25 juillet 2021 et tout ce qui a suivi.
Cette analyse est certes juste et on y aurait volontiers souscris, car elle met le doigt sur les velléités dictatoriales du président Saïed, sauf qu’elle émane d’un homme qui, lorsque son parti dominait l’Assemblée, entre 2012 et 2019, a tout fait pour empêcher la mise en place de la Cour constitutionnelle, qui, en vertu de la constitution de 2014, aurait dû être installée dès 2015. Aussi, dire aujourd’hui que «le retard dans la mise en place de la Cour constitutionnelle est dangereux», tout en s’empressant de préciser que «le mouvement Ennahdha n’en est pas le seul responsable, étant donné qu’il y avait une forte polarisation (dans l’assemblée, Ndlr) et que chaque parti essayait de faire élire ses propres candidats au sein de cette instance», participe d’une mauvaise foi évidente.
En fait, M. Ghannouchi reproche aujourd’hui à M. Saïed ses propres errements passés, et c’est ainsi que les deux hommes se justifient réciproquement, a priori ou a posteriori, le dindon de cette farce étant, hier comme aujourd’hui, les Tunisiens qui continuent de se laisser berner par des dirigeants fourbes dont la seule motivation est d’accéder au pouvoir et de le garder.
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