Nous reproduisons ci-dessous le texte de la conférence donnée par le Pr Aziz El Materi à l’Institut Pasteur de Tunis à l’occasion de l’hommage rendu au Pr Amor Chadli, le 8 novembre 2022, qui avait été, dans les années 1960-1970, le principal artisan de la mise en place de l’enseignement médical en Tunisie. (Illustration : Pr Aziz El Matri / Pr Amor Chadli).
Par Pr Aziz El Matri *
C’est avec honneur et non sans émotion que je viens rendre hommage à notre maître Pr Amor Chadli dans ce prestigieux institut qu’il a dirigé pendant plusieurs décennies parallèlement à la création de la Faculté de médecine de Tunis dont il a été l’un des principaux fondateurs et où j’ai été l’un des premiers étudiants, il y a 58 ans.
Sept ans après l’indépendance de la Tunisie, le président de la république et le gouvernent avaient pris la décision de créer une faculté de médecine alors que cette option était contestée par beaucoup. Pr Amor Chadli, chef de service d’anatomo-pathologie à l’Institut Pasteur depuis 1957 et directeur de cette institution depuis janvier 1963, avait été chargé de la mise en place de la nouvelle faculté, alors que Pr Adnene Zmerli, doyen de la Faculté des sciences, avait été chargé de l’organisation de l’enseignement de la l’Année préparatoire des études médicales (APEM).
Malgré le scepticisme de plusieurs médecins et des cadres de l’administration, la nomination de ces deux personnalités scientifiques nous avait donné à nous autres futurs étudiants, ainsi qu’à nos parents, une certaine confiance.
Les défis d’un démarrage difficile
La création de la Faculté de médecine de Tunis était une décision politique qui devait résoudre le problème du manque de médecins dans le pays qui ne comptait en 1958, soit 2 ans après l’indépendance, que 130 médecins tunisiens autochtones pour une population de plus de 3 500 000 habitants.
L’Organisation mondiale de la santé(OMS), consultée à ce sujet, avait donné son accord pour aider à remédier à cette situation et avait désigné, en 1961, un groupe d’experts internationaux pour étudier un projet de création d’une faculté de médecine et de pharmacie.
Dans son rapport, le groupe avait recommandé de former des médecins familiers avec la pathologie locale et surtout avec les problèmes de santé publique. Il s’agissait plutôt d’un corps d’«officiers de santé» formés en 3 à 4 ans comme déjà préconisé dans d’autres pays en voie de développement dont Madagascar. Mais la partie tunisienne n’avait pas adhéré à cette formule.
Un comité technique, constitué d’experts de l’OMS, de trois représentants du secrétariat d’Etat de la Santé publique et trois représentants du secrétariat d’Etat de l’Education nationale, réuni le 10 mai 1962, avait opté pour une formation classique sur le modèle des universités françaises.
En février 1963, le groupe de l’OMS, constitué de 4 experts étrangers d’une part et du comité d’experts tunisiens de la faculté de médecine et de pharmacie, avait décidé de faire démarrer l’enseignement médical dans les locaux provisoires situés dans l’enceinte de l’hôpital Charles Nicolle pour les 2 premières années.
Sur la demande du gouvernement tunisien, Dr Amor Chadli, anatomopathologiste, et Dr Ali Boujnah, biologiste, avaient été proposés pour passer le concours français d’agrégation à Paris. Ils avaient été nommés maîtres de conférences agrégés dans leurs spécialités respectives en octobre 1963. Pr Chadli avait été chargé la même année de l’enseignement de la biologie animale et de la génétique aux étudiants de l’Année préparatoire des études médicales à la Faculté des sciences de Tunis dont le doyen était le Pr Adnène Zmerli.
En mars 1964, Pr Chadli Amor avait été nommé responsable de la nouvelle Faculté de médecine en voie de création. Il avait accepté cette charge mais à condition de n’être soumis à aucune contrainte provenant ni de l’OMS ni du comité technique précédemment cité .Et là les grands défis avaient commencé.
En 6 mois, il avait mis en place les structures nécessaires pour assurer le démarrage de l’enseignement le 2 novembre 1964. Cinquante neuf étudiants s’étaient inscrits alors qu’on ne disposait que de 2 salles de classes situées à la Faculté des lettres et des sciences humaines. L’installation dans des locaux mieux adaptés dans un bâtiment spécialement aménagé dans l’ancien pavillon Kassar dans l’enceinte de l’hôpital Charles Nicolle n’avait eu lieu que le 2 janvier 1965.
Les enseignants permanents étaient 3 professeurs étrangers dans les 3 disciplines fondamentales: anatomie, physiologie et biochimie pris en charge par l’OMS et 3 autres professeurs missionnaires recrutés dans le cadre du programme de la coopération franco-tunisienne. Mais la rupture des relations diplomatiques entre les 2 pays, suite à la nationalisation des terres appartenant aux étrangers, rendait difficile l’exécution de cet accord et avait amené Pr Chadli à user de ses relations personnelles pour y remédier.
Récupérer des ossements dans les tombes abandonnées
La création précipitée de cette faculté et les retards d’exécution dus à la fois aux désaccords entre certains responsables, d’une part, et la lourdeur administrative, d’autre part, n’étaient pas pour tranquilliser les étudiants et leurs familles. Des critiques se faisaient entendre à tous les niveaux. Nous avions nous mêmes publié dans le journal Jeune Afrique du 29 novembre 1964 un article où nous signalions, outre le manque d’enseignants, le manque de squelettes pour assurer les travaux pratiques d’anatomie ce qui nous obligeait à aller chercher nous-mêmes des ossements dans des tombes désaffectées du cimetière Jellaz. Pr Amor Chadli, de son côté, avait déployé des efforts pour compenser ce manque en obtenant du maire de Tunis l’autorisation d’aller récupérer des ossements dans les tombes abandonnées.
La 3e année des études correspondait au début des stages cliniques dans les services. Il avait fallu sélectionner des services considérés comme formateurs sans froisser les autres chefs de service.
Par ailleurs, le programme initial prévoyait l’application du système du type français qui comprenait la sélection par concours des meilleurs étudiants pour mettre en place un «stage d’externat» éventuellement rémunéré et garder les autres étudiants comme simple stagiaires. Douze étudiants seulement sur 56 avaient bénéficié de ce statut privilégié. Il y avait eu une contestation bruyante de la part des autres. Dr Chadli était intervenu pour changer cette disposition et établir un seul type de stage pour tous, laissant l’éventuelle sélection pour plus tard sous forme d’un concours d’internat ou de résidanat.
Le premier local de la faculté étant provisoire, il s’était posé la question du lieu définitif de l’implantation de la Faculté de médecine de Tunis. Deux options avaient été proposées. Le secrétariat d’Etat de l’Education nationale avait un projet de construction d’un centre hospitalo-universitaire au sein du campus universitaire d’El Manar. Mais Pr Chadli était pour l’installation des locaux définitifs de la faculté dans la zone hospitalière située entre Bab Saadoun et Bab Benat comprenant 2 grands hôpitaux généraux et des instituts spécialisés afin de préserver l’unité des lieux entre la formation théorique et les stages pratiques. Il avait fallu l’intervention du président de la république en 1968 pour trancher en faveur de la deuxième solution. Ceci avait permis au Pr Amor Chadli de commencer les démarches pour entamer les travaux d’aménagement des nouveaux locaux.
Rassurer sur la bonne qualité de l’enseignement dispensé
Ces discussions et ces hésitations ne confortaient toujours pas les étudiants et leurs familles. Pour les assurer de la bonne qualité de l’enseignement dispensé à Tunis, Si Amor avait tenu à avoir comme présidents de jury des examens de fin d’année des sommités des facultés françaises. De la première à la cinquième année, nous avions eu comme examinateurs et présidents de jury des professeurs des facultés de Paris ou de Lyon.
Par ailleurs, Dr Chadli avait déployé de grands efforts pour obtenir l’homologation des années d’études une à une avec celles des facultés françaises. L’arrêté avait été publié dans le journal officiel de la république française du 13 juillet 1968.
En 1969, le cycle d’études médicales de la première promotion d’étudiants en médecine avait été clôturé par une grande cérémonie à l’amphithéâtre du pavillon 2 en présence des ministres tunisiens, des sommités académiques tunisiennes et de plusieurs doyens des facultés françaises de médecine qui avaient apporté leurs témoignages pour la bonne qualité de notre enseignement.
J’avais eu le privilège de soutenir la première thèse de médecine de la Faculté de médecine de Tunis en juillet 1971. Elle avait été préparée sous la codirection de mon maitre le Pr Hassouna Ben Ayed et du Pr Jean Hazard, chef de service de service de médecine interne et d’endocrinologie à Paris. C’était une autre occasion pour Pr Chadli de célébrer cet événement en invitant à la cérémonie de soutenance de ma thèse des doyens des facultés françaises. La même année, le bon niveau de notre faculté avait été confirmé par mon succès à l’examen américain d’équivalence (ECFMG) avec un bon score.
A la fin des études médicales, plus d’une dizaine de camarades avaient rejoint des universités françaises ou canadiennes pour poursuivre une formation spécialisée. Ceux qui s’étaient distingués par leur bon niveau étaient retournés au pays avec des diplômes de spécialité. Ils avaient, ensuite, passé avec succès les concours d’assistanat hospitalo-universitaire et avaient pu rejoindre le corps enseignant des facultés de médecine tunisiennes.
Pr Amor Chadli avait été doyen de la Faculté de médecine de Tunis de 1964 à 1971 puis de 1974 à 1976. Dans la période intermédiaire, il avait contribué à la création des facultés de médecine de Sousse et de Sfax jusqu’à la nomination des deux doyens Pr Souad Lyagoubi-Ouahchi et Pr Hafedh Sallami qui avaient contribué au développement de ces deux nouvelles facultés permettant de mieux couvrir les régions du centre et du sud du pays.
Ainsi Pr Chadli avait été le principal artisan de la mise en place de l’enseignement médical en Tunisie dans une période où l’opinion publique et même certains hommes politiques étaient sceptiques et que la lourdeur administrative pesait de tout son poids.
Ce sont des défis successifs qu’il avait su relever avec succès grâce à son savoir faire, ses multiples qualités dont une grande capacité de travail, une grande persévérance, un bon réseau relationnel local et international et un grand dévouement au service du pays.
* Néphrologue, ancien professeur à la faculté de médecine de Tunis.
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