La Tunisie de Kaïs Saïed va droit dans le mur

Avec sa façon d’insulter ses opposants en les qualifiant de corrompus, de traîtres et d’ennemis du peuple, Kaïs Saïed ne calme pas les colères, mais les attise. Il n’éteint pas les incendies qu’allume une situation sociale explosive, mais ajoute de l’huile sur le feu. Ce n’est pas la bonne démarche pour traverser sans encombre la grave crise que traverse actuellement la Tunisie…

Par Ridha Kefi

Les mouvements de protestation nocturne qui ont lieu hier soir, samedi 14 janvier 2023, menés par des jeunes en colère, dans plusieurs villes tunisiennes, sont à prendre au sérieux, d’autant qu’ils interviennent dans un contexte de crise généralisée et d’absence de dialogue.

Ces manifestations, qui ont eu lieu des quartiers populaires à Kasserine, Sousse et Bizerte, pour ne citer que ces villes, ne sont peut-être pas directement liés aux manifestations organisées dans la matinée au centre-ville de Tunis par les partis de l’opposition et les organisations de la société civile pour dénoncer la dérive autoritaire du président de la république Kaïs Saïed. Mais ils ne peuvent en être totalement dissociés, car s’ils sont pour la plupart spontanés et expriment un ras-le-bol général face à la crise économique et ses conséquences sociales, ils n’en sont pas moins un indicateur fort du grand malaise qui traverse actuellement toutes les couches de la société tunisienne. Et les jeunes, qui sont les plus affectés par les phénomènes du chômage, de la précarité et de l’absence de perspectives, sont d’autant plus à craindre qu’en l’absence d’encadrement (ils sont de plus en plus dépolitisés), leurs réactions risquent d’être violentes car inspirées par la colère et le désespoir.

On remarquera, au passage, que ces mouvements sont souvent accompagnés de tentatives pour saccager des biens publics et privés et commettre des rapines.

Sortir de la bulle complotiste

Le ministère de l’Intérieur a beau sacrifier à la thèse du complot, fidèle en cela à la lubie du chef de l’Etat qui cherche (et finit toujours par trouver) des traitres partout, en annonçant l’arrestation d’éléments projetant de mener des attaques aux cocktails Molotov contre les forces de l’ordre, cherchant ainsi à faire accréditer la thèse d’une machinerie manigancée par des partis d’opposition.

Mais cette couleuvre est trop grosse pour être facilement avalée et il faut être vraiment trop naïf pour prendre au sérieux une pareille thèse, car la rupture totale existant aujourd’hui entre la société tunisienne et son élite politique, pouvoir et opposition réunis, empêche de penser que les mouvements de protestation spontanée déclenchés par les jeunes désœuvrés dans les quartiers populaires puissent être organisés par une main invisible.

Le pouvoir serait plus inspiré de sortir de sa bulle complotiste et de sa logique autarcique pour jeter les ponts du dialogue, rompus depuis longtemps, avec la société, toute la société sans exclusion, à savoir les partis politiques et les organisations de la société civile, dont le rôle reste important dans l’encadrement de la population, mais aussi les différentes catégories de la société qui sont toutes affectées, à divers degrés, par la crise économique sévissant sans le pays.

A trop vouloir chercher des coupables, là où il n’y a que des victimes d’une situation devenue insupportable pour tout le monde, on risque de faire un mauvais diagnostic et, par conséquent, d’apporter les pires remèdes, car on ne gère pas par la seule violence policière un malaise social profond qui requiert sinon des solutions urgentes – dont l’Etat n’a visiblement pas les moyens financiers – du moins un traitement adéquat par le dialogue franc et ouvert.

Sourire et tendre la main

On sait que l’Etat fait face actuellement à une crise financière sans précédent, aggravée par une récession économique due à un ralentissement de la croissance mondiale. La marge de manœuvre dont il dispose est très réduite et il ne peut satisfaire toutes les demandes qui s’expriment toutes en même temps et avec le même sentiment d’urgence. Aussi doit-il changer d’approche, en tendant la main à tous les acteurs de la société civile, les partis y compris, pour calmer les esprits qui s’échauffent, expliquer, rassurer, ouvrir des perspectives… Car c’est le seul moyen  pour rétablir la confiance perdue et éviter les affrontements qui aggraveraient une situation lourde d’angoisses et d’incertitudes.

Ce n’est malheureusement pas la démarche qu’adopte le président de la république, qui accapare tous les pouvoirs sans savoir vraiment quoi en faire. Avec sa façon d’insulter (et le mot est faible) ses opposants, en les qualifiant de corrompus, de traîtres et d’ennemis du peuple, Kaïs Saïed ne calme pas les colères, mais les attise. Il n’éteint pas les incendies qu’allume une situation sociale explosive, mais ajoute de l’huile sur le feu. Les postures autoritaires qu’il prend auraient pu se justifier s’il avait les moyens de son intransigeance, c’est-à-dire un matelas financier lui permettant d’huiler la machine et de calmer les colères sociales.

Or, contrairement à Ben Ali, qui avait longtemps imposé sa dictature grâce à une croissance économique soutenue et à une politique distributive des richesses nationales, l’actuel locataire du palais de Carthage fait face à la plus grave crise financière que notre pays a connu depuis les années 1960. Aussi doit-il se résigner à admettre que la dictature et la pauvreté vont rarement ensemble, et qu’à défaut de pouvoir calmer les colères des citoyens, ne fut-ce que par une illusion de prospérité, il n’a d’autre choix que de maîtriser sa propre colère, sourire et tendre la main… en attendant des jours meilleurs. Cela ne devrait pas être au-dessus des moyens d’un chef d’Etat.

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