L’examen de documents internes du département d’État américain montre que des mécanismes spéciaux ont été utilisés pour protéger Israël des lois américaines sur les droits de l’homme et lui garantir ainsi d’échapper aux sanctions et de continuer de bénéficier de l’armement US. Une illustration parfaite de la manière dont le deep state (l’État profond) américain est au service de l’Etat hébreu. Décryptage. (Illustration : Une fresque représentant la journaliste américaine d’Al Jazeera Shireen Abu Akleh, abattue par un soldat israélien dans la ville de Jénine en Cisjordanie, orne un mur de la ville de Gaza. Ph. Adel Hana/AP)
Par Imed Bahri
La responsable adjointe des investigations au sein du quotidien britannique The Guardian, Stephanie Kirchgaessner, qui est par ailleurs installée à Washington, révèle que de hauts responsables américains ont examiné discrètement plusieurs incidents de violations flagrantes présumées des droits de l’homme par les forces de sécurité israéliennes depuis 2020 mais ont déployé de grands efforts pour préserver l’accès continu aux armes américaines pour les unités responsables de ces violations présumées contribuant ainsi au sentiment d’impunité avec lequel Israël a abordé sa guerre à Gaza.
Protéger Israël des lois américaines
Cette investigation est basée sur un examen des documents internes du département d’État et des entretiens avec des personnes familières avec les délibérations internes sensibles révèle comment des mécanismes spéciaux ont été utilisés au cours des dernières années pour protéger Israël des lois américaines sur les droits de l’homme alors même que des unités militaires d’autres alliés qui reçoivent le soutien des États-Unis y compris l’Ukraine ont été sanctionnées en privé et ont fait face à des conséquences pour avoir commis des violations des droits humains.
The Guardian explique que tout s’articule sur le contournement d’une loi: «Les responsables du Département d’État ont en effet pu contourner la loi américaine censée empêcher la complicité des États-Unis dans les violations des droits de l’homme par des unités militaires étrangères – la loi Leahy des années 1990, du nom du sénateur du Vermont, Patrick Leahy, aujourd’hui à la retraite – parce que d’anciens responsables disent que des politiques internes exceptionnelles du département d’État ont été mises en place qui montrent une extrême déférence envers le gouvernement israélien. Il n’existe aucun arrangement spécial de ce type pour aucun autre allié des États-Unis. Le manque d’application de la loi Leahy concernant Israël semble particulièrement troublant pour l’auteur de la loi.»
Dans une déclaration au Guardian, l’ancien sénateur du Vermont a déclaré que le but de la loi Leahy était de protéger les États-Unis de toute culpabilité concernant des violations flagrantes des droits de l’homme par les forces de sécurité étrangères qui reçoivent l’aide américaine et de dissuader de futures violations. Il poursuit en estimant que «la loi n’a pas été appliquée de manière cohérente et ce que nous avons vu en Cisjordanie et à Gaza en est un exemple frappant. Pendant de nombreuses années, j’ai exhorté les administrations américaines successives à appliquer la loi dans ce pays mais cela n’a pas été le cas».
Impunité totale pour les crimes de Tsahal
Parmi les incidents examinés depuis 2020 figurent le meurtre de Shireen Abu Akleh, la journaliste palestino-américaine abattue par l’armée israélienne en mai 2022, la mort d’Omar Assad, un Palestinien-Américain de 78 ans, décédé en janvier 2022 après avoir été détenu par Israël et l’exécution extrajudiciaire présumée d’Ahmad Abdu, un homme de 25 ans qui a été abattu à l’aube par Tsahal en mai 2021 alors qu’il était assis dans sa voiture.
Un article paru dans Haaretz décrit comment, après avoir ouvert le feu sur la voiture, les troupes israéliennes ont fait sortir Abdu, l’ont traîné sur quelques mètres sur la route puis ont laissé son corps ensanglanté sur la route et sont parties. Dans l’examen de la mort d’Abdu, dont les rapports suggèrent qu’il pourrait s’agir d’un cas d’erreur d’identité, des documents internes du département d’État notent qu’Israël a refusé de répondre aux questions des responsables du département d’État sur la fusillade.
Dans le cas d’Omar Assad, l’armée israélienne a déclaré en juin dernier qu’elle ne porterait pas d’accusations criminelles contre les soldats impliqués dans sa mort même après qu’il aurait été traîné hors d’une voiture, ligoté et les yeux bandés après avoir été arrêté à un point de contrôle. L’armée a déclaré que les soldats ne feraient pas l’objet de poursuites car leurs actes ne pouvaient pas être directement liés à la mort d’Assad suite à un arrêt cardiaque, a rapporté l’Associated Press. Assad, citoyen américain, a passé environ 40 ans dans le Midwest avant de prendre sa retraite en Cisjordanie en 2009.
Des documents internes du département d’État montrent que les incidents ont été examinés dans le cadre d’un processus peu connu établi par les responsables de la diplomatie américaine en 2020 connu sous le nom de Israel Leahy Vetting Forum (ILVF), dans lequel des représentants des bureaux concernés du département d’État examinent les rapports faisant état de violations présumées des droits de l’homme par l’armée israélienne. En vertu de la loi Leahy, pour la plupart des pays et dans la plupart des cas, une unité militaire étrangère se voit accorder une assistance ou une formation militaire américaine après avoir été examinée par le département d’État pour toute violation des droits de l’homme signalée. La loi interdit au Département d’État et au Département de la Défense de fournir des fonds, une assistance ou une formation à des unités de forces de sécurité étrangères lorsqu’il existe des informations crédibles selon lesquelles ces forces ont commis une violation flagrante des droits de l’homme.
Des personnes familières au processus qui ont témoigné sous couvert d’anonymat ont déclaré qu’Israël avait bénéficié de politiques extraordinaires au sein de l’ILV dont les détails n’avaient pas été rapportés auparavant. «Personne ne l’a dit mais tout le monde savait que les règles étaient différentes pour Israël. Personne ne l’admettra jamais, mais c’est la vérité», a déclaré un ancien responsable du département d’État.
Pour les partisans de la loi Leahy, comme Tim Rieser qui a longtemps conseillé le sénateur Leahy sur les questions de politique internationale, l’absence de responsabilité dans le meurtre de Shireen Abu Akleh, l’éminente journaliste d’Al Jazeera, est particulièrement exaspérante et a fait l’objet de critiques de la part de hauts démocrates au Capitole.
«Si les États-Unis avaient été disposés à appliquer la loi Leahy concernant Israël, l’armée israélienne aurait probablement été plus encline à demander des comptes à ses soldats ce qui aurait contribué à dissuader les meurtres de civils comme Shireen Abu Akleh et bien d’autres et ce que nous voyons aujourd’hui», a déclaré Rieser. «Sinon, ils auraient été confrontés à une interruption de l’aide américaine ce qui aurait été une véritable marque noire et une épine dans les relations entre les États-Unis et Israël», a-t-il ajouté.
Abu Akleh, citoyenne américaine, a été tuée par une balle qui a touché l’arrière de sa tête alors qu’elle couvrait une opération israélienne dans la ville de Jénine, en Cisjordanie. Une enquête de CNN a révélé qu’il n’y avait pas eu de combats actifs ni de militants palestiniens près d’Abu Akleh dans les instants précédant sa mort et les images obtenues par la chaîne ont corroboré les témoignages suggérant que les forces israéliennes avaient clairement visé la journaliste.
Parmi les autres cas qui ont été examinés par l’ILVF mais pour lesquels les responsables américains ont finalement refusé de parvenir à un consensus et de prendre des mesures, citons, le meurtre de Sanad Salem Al-Harbad, un bédouin qui aurait reçu deux balles dans le dos par la police israélienne en mars 2022, le meurtre d’Ahmad Jamil Fahd qui aurait été abattu par la police et laissé se vider de son sang par une unité d’agents israéliens infiltrés, l’agression présumée de la journaliste d’Al Jazeera Givara Budeiri pendant une garde à vue par la police israélienne, le meurtre en 2020 d’Eyad Al-Hallaq, un homme autiste non armé de 32 ans, par la police israélienne à Jérusalem-Est, le meurtre d’un garçon de 15 ans nommé Mohammed Hamayel et la fusillade de Jana Kiswani, une Palestinienne de 16 ans.
Complicité américaine avec les crimes d’Israël
La connivence et la complaisance américaines à l’endroit d’Israël va encore plus loin. Nulle part le double standard des États-Unis à l’égard d’Israël n’est plus évident que dans un accord de 2021 signé par une haute responsable du département d’État Jessica Lewis qui occupe le poste de secrétaire adjointe aux affaires politiques, et l’ambassadeur d’Israël aux États-Unis Michael Herzog. L’accord de deux pages de 2021 qui a reçu peu d’attention des médias formalise les changements apportés à la loi Leahy et comprend une déclaration sur la manière dont Israël dispose d’un «système juridique robuste, indépendant et efficace, y compris son système de justice militaire». Les États-Unis ont signé plusieurs accords similaires avec d’autres pays à cette époque dont la Grèce, la Jordanie, la Géorgie, l’Ukraine et la Lettonie mais aucun ne contient de dispositions approuvant les systèmes de justice militaire des autres pays.
Concernant tous les cas des crimes israéliens évoqués par l’enquête du Guardian, aucun n’a donné lieu à une sanction américaine contre Israël ce qui prouve le niveau de soutien de l’État profond américain à ce pays dont l’une des conséquences désastreuses est l’impunité que ressentent les responsables israéliens comme Benjamin Netanyahu au point de commettre des crimes et un génocide à Gaza depuis plus de 100 jours et de les poursuivre au nez et à la barbe du monde entier.
La responsabilité de l’État profond américain et de ses responsables pro-israéliens dans les crimes perpétrés par Israël est sans équivoque et relève de la complicité active.
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