La réélection quasi certaine de Kaïs Saïed en octobre prochain pour un seconde mandat présidentiel renforcera l’autocratie tunisienne et marquera la fin définitive de la dernière expérience démocratique du Printemps arabe.
Ian Bremmer *
L’auto-immolation du vendeur de fruits Mohamed Bouazizi, il y a 14 ans, a incité les Tunisiens à renverser leur dictateur de longue date et a donné le coup d’envoi du Printemps arabe de 2011. De tous les pays de la région qui ont attrapé le virus de la révolution, la Tunisie a été le seul à avoir réussi à construire une démocratie multipartite avec séparation des pouvoirs et liberté d’expression, devenant pour un temps l’exemple d’une démocratisation réussie.
Puis est arrivé le président Kaïs Saïed, un constitutionnaliste peu charismatique, élu en 2019 sur un programme populiste anti-corruption qui a exploité la désillusion post-révolutionnaire des Tunisiens en matière d’impasse politique et de stagnation économique. Cinq ans plus tard, le berceau du Printemps arabe est devenu le théâtre d’un recul démocratique alarmant.
Le premier signe majeur de difficultés s’est produit en 2021, lorsque Saïed a utilisé la pandémie de Covid-19 pour centraliser son pouvoir. Le président tunisien a suspendu la constitution, limogé son Premier ministre et invoqué des protocoles d’urgence pour gouverner par décret. En 2022, il est allé encore plus loin en dissolvant le Parlement et en réécrivant la constitution. La persécution des politiciens de l’opposition, des critiques, des militants, des journalistes et des dirigeants syndicaux n’a fait que s’intensifier depuis. Cela inclut Rached Ghannouchi, chef du principal parti d’opposition Ennahdha; Lotfi Mraihi, chef du de l’Union populaire républicaine; et Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre. Tous trois sont désormais derrière les barreaux sur la base d’accusations forgées de toutes pièces.
Fin des contrepoids démocratiques
Le mandat de Saïed devant expirer le 23 octobre, l’homme fort de la Tunisie brigue cinq ans supplémentaires à la présidence lors des nouvelles élections qu’il a prévues pour le 6 octobre. Mais après avoir passé tout son mandat à démanteler les freins et contrepoids démocratiques, à consolider le pouvoir et à museler la dissidence, ce mandat ne sera ni gratuit ni équitable.
Tous les adversaires crédibles de Saïed ont été soit emprisonnés, soit contraints à l’exil, soit empêchés de se présenter. Le 2 septembre, la commission électorale tunisienne soi-disant indépendante – dont les sept membres ont été nommés par le président – n’a approuvé que deux candidats relativement inconnus, au mépris d’une ordonnance du plus haut tribunal du pays autorisant trois candidats supplémentaires à se présenter. L’un des candidats officiels, Ayachi Zammel, a été arrêté et accusé de falsification de parrainages électoraux (on ne sait pas s’il sera autorisé à se présenter).
Malgré certaines inquiétudes du public concernant la dérive autocratique de Saïed, il reste relativement populaire. Sa rhétorique xénophobe et contestataire résonne fortement auprès d’une grande partie de la population qui estime que la démocratie n’a pas amélioré leur niveau de vie.
Les problèmes économiques s’aggravent
La plus grande vulnérabilité de Saïed vient de la détérioration des conditions socio-économiques que la plupart des Tunisiens ont connues sous son règne. Après tout, la seule chose que les gens détestent plus qu’un autocrate, c’est un autocrate qui ne parvient pas à approvisionner le marché.
Même si Saïed a jusqu’à présent réussi à éviter un défaut souverain sur la dette extérieure gonflée de la Tunisie sans recourir à un prêt du FMI, décrié mais indispensable, cela s’est fait au prix d’une inflation plus élevée, d’un ralentissement de la croissance économique et de fréquentes pénuries de nourriture et de carburant.
Le gouvernement a également de plus en plus recours à l’emprunt auprès de la banque centrale autrefois indépendante ainsi qu’auprès des banques locales pour couvrir ses besoins de financement croissants, ce qui fera encore grimper l’inflation et créera des risques financiers.
À mesure que les problèmes économiques s’aggravent, la confiance des citoyens dans leur gouvernement va faiblir. Les demandes de changement vont se renforcer. Des protestations et de la répression pourraient s’ensuivre. Peut-être y aura-t-il même des appels à de nouvelles élections.
Mais les Tunisiens n’auront que peu de recours après la réélection quasi certaine – et dont la légitimité sera remise en question – de Kaïs Saïed en octobre prochain, qui renforcera l’autocratie tunisienne et marquera la fin définitive de la dernière expérience démocratique du Printemps arabe.
Source: Time.
* Rédacteur en chef au Time et président d’Eurasia Group, un cabinet de conseil en risques politiques.