Autant le nouveau régime syrien dirigé par Ahmed Al-Charaa est soutenu à l’international, aussi bien par les pays du Moyen-Orient que ceux de l’Occident, autant sur le plan intérieur il est contesté et sa légitimité discutée, peinant à asseoir son pouvoir sur l’intégralité du territoire, alors que sa relation exécrable avec les minorités ethniques soulève les interrogations sur la pérennité de la Syrie en tant qu’État unifié. Le doute est permis. (Ph. Les Druzes syriens font leur révolution à Soueida).
Imed Bahri
Dans les colonnes de Haaretz, l’éditorialiste Zvi Bar’el a brossé un tableau de la situation prévalant dans ce pays du Levant et s’est penché sur le défi de l’unité territoriale de plus en plus menacée à cause des conflits confessionnelles.
Huit mois se sont écoulés depuis que les forces d’Ahmad Al-Charaa ont renversé le régime de Bachar Al-Assad et la Syrie peine toujours à se relever. En effet, à Damas, le nouveau chef dirige un gouvernement et d’importantes sommes d’argent commencent à affluer dans les caisses de l’État, notamment en provenance d’Arabie saoudite, du Qatar et de Turquie. En mars, une constitution provisoire a été rédigée, le président s’est rendu dans de nombreux pays, les États-Unis ont levé la plupart de leurs sanctions économiques et Trump a annulé la prime mise sur la tête d’Al-Charaa, considéré jusqu’à lors comme un terroriste notoire. Même le cadre initial d’une armée nationale commence à prendre forme.
Cependant, le régime ne contrôle que 60 à 70% du territoire du pays, des dizaines de milices armées n’ont pas encore rejoint l’armée, les frontières du pays attendent une démarcation définitive et convenue et des forces étrangères sont toujours présentes dans le pays, que ce soit en tant qu’occupants comme la Turquie et Israël ou en tant qu’«invités» comme les États-Unis et la Russie. Trois importantes minorités –les Kurdes, les Druzes et les Alaouites– menacent de déchirer le pays en cantons autonomes. De plus, le régime doit lutter contre les gangs et les milices, comme les unités de l’Etat islamique (EI), dont les activités se sont récemment intensifiées.
Comme un entrepôt de pièces détachées
La Syrie ressemble donc aujourd’hui à un entrepôt de pièces détachées qui aurait pu former un État mais dont les plans d’assemblage ont été perdues en cours de route. Le problème est qu’il n’existe toujours pas de dirigeant alternatif à Al-Charaa, et ses partisans, les dirigeants des pays arabes et occidentaux, doivent continuer à consolider l’échafaudage sur lequel repose son pouvoir et espérer qu’il mènera à bien cette tâche.
L’effort principal consiste désormais à s’attaquer aux forces centrifuges à l’œuvre au sein de l’État. Après le massacre de membres de la minorité alaouite en mars, qui a fait entre 1 500 et 1 700 morts, le régime semble avoir réussi à pacifier le gouvernorat de Lattaquié, où sont concentrés la plupart des Alaouites et des groupes considérés comme des «résidus du régime Assad». Cependant, les événements de Soueida ont éclaté plus tard et leurs effets ont dépassé le contexte géographique. Le cessez-le-feu, entré en vigueur après les affrontements meurtriers –qui ont également fait environ 1 500 morts selon le Centre de surveillance des droits de l’homme en Syrie, basé à Londres– n’a pas réussi à mettre un terme définitif aux combats.
Soueida est soumise à un siège serré, imposé par les Druzes, tandis que le régime lui-même affirme que les forces locales, en particulier les gangs et les tribus, empêchent les convois d’aide d’atteindre la ville.
Selon les estimations de l’Onu, environ 200 000 personnes ont fui Soueida pour se réfugier dans les villes voisines comme Deraa, d’autres villes proches, voire Damas. Des militants d’organisations humanitaires locales et internationales affirment que sur les routes reliant Damas à Soueida, les forces locales contrôlent les checkpoints. Tantôt elles laissent passer les marchandises, tantôt elles les bloquent, selon leur bon vouloir. Les mafias locales sont paralysées, le carburant arrive au compte-gouttes, les infrastructures d’eau et d’électricité sont détruites, les rayons des hôpitaux et des cliniques sont vides de médicaments et la ville est au bord de la faillite.
Selon l’accord de cessez-le-feu, les forces du régime assureront le passage des marchandises et la sécurité le long des principaux axes routiers.
Les Druzes en rangs dispersés
De leur côté, les forces armées druzes, théoriquement sous la protection du régime, sont responsables de la sécurité dans la ville même. Cependant, même au sein de l’establishment politique, militaire et religieux druze, de profondes divisions persistent. Ces divisions ont empêché toute négociation et encore moins tout accord sur un plan d’action mutuellement acceptable.
Jusqu’à la semaine dernière, il semblait que le régime pouvait compter sur le soutien de deux des trois chefs spirituels de la communauté, Cheikh Youssef al-Jarbou et Cheikh Hamoud al-Hinawi, qui ont exprimé leur soutien à l’unité syrienne et aux négociations avec le régime concernant le statut et les droits des Druzes. Cette position contraste avec celle de Cheikh Hikmat al-Hijri qui a sollicité l’aide des forces internationales dont Israël (bien qu’il le considérait auparavant comme un ennemi) et qui considère le régime d’Al-Charaa comme un ennemi déterminé à détruire la communauté.
Cependant, à la fin de la semaine, il est apparu que les deux autres dirigeants avaient rejoint la position d’Al-Hijri. Al-Hinawi a tenu des propos inédits contre les tribus bédouines, les qualifiant d’«émanation du régime» qui avait sapé la confiance des Druzes, les avait poignardés dans le dos et «mis l’épée au-dessus du cou des innocents».
Le tournant semble s’être produit à la suite d’une réunion tenue vendredi dernier dans la ville kurde de Hassaké, dans le nord-est de la Syrie. Organisée par l’Administration autonome kurde, cette réunion a réuni environ 400 délégués représentant les communautés druze, kurde, alaouite et chrétienne. Cheikh al-Hijri a prononcé un discours. Les participants ont exigé des amendements de la constitution intérimaire afin de garantir les droits et le bien-être des minorités. Cependant, l’objectif principal de la réunion, comme indiqué dans la déclaration générale, était de revendiquer la mise en place d’un système décentralisé au sein de l’État, un concept qui implique l’instauration d’une autonomie confessionnelle légale. Il n’est pas tout à fait clair comment ces gouvernements autonomes seraient subordonnés au régime de Damas.
Le régime considère cette réunion comme un affront à l’accord, notamment avec les Kurdes, alors que les parties prévoyaient d’organiser une nouvelle série de négociations cette semaine à Paris sous l’égide de la France et des États-Unis. En réaction, le régime est revenu sur son intention de participer aux pourparlers, qui sont désormais au point mort, tout comme les négociations sur le statut de la minorité kurde dans le pays. Parallèlement, des informations non confirmées font état de préparatifs de l’armée syrienne en vue d’une confrontation avec les forces kurdes.
Au lieu de cette réunion, un sommet tripartite devant se tenir en Jordanie, avec la participation du ministre syrien des Affaires étrangères, Asaad al-Sheibani, de l’envoyé spécial américain Tom Parker, et du ministre jordanien des Affaires étrangères, Ayman al-Safadi, afin de discuter des «moyens de reconstruire la Syrie». Cette réunion n’a pas pour objectif de trouver des solutions aux problèmes kurdes ou druzes.
La coopération entre Druzes et Kurdes élargit l’arène du conflit entre le régime et les principales minorités armées et renforce l’urgence de définir l’État syrien. S’agira-t-il d’un État unifié, comme le souhaitent les États-Unis et la Turquie, ou d’un État divisé (le régime accuse Israël d’avoir cette intention et cette ambition)?
Pressions américaines sur les Kurdes
En réalité, les États-Unis exercent une pression intense sur les Kurdes pour qu’ils parviennent à un accord avec le régime, sans pour l’instant obtenir de résultats probants. La Turquie manque d’influence sur les Druzes. Concernant les Kurdes, elle tente d’exploiter le processus de réconciliation entamé avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) pour persuader les Kurdes de Syrie de déposer les armes et de rejoindre l’armée syrienne. Comme les États-Unis, Ankara se trouve dans une impasse. Israël est considéré comme le facteur susceptible d’influencer les Druzes et, à cette fin, Al-Charaa a tenté de convaincre la Russie de permettre aux Druzes de rejoindre le régime et de les encourager à le soutenir. Cette question a même été évoquée lors de l’entretien entre Poutine et Netanyahu à la fin du mois dernier. Lors de cet entretien, le président russe, dans un langage presque menaçant, a souligné la nécessité de «préserver l’unité de la Syrie» face au soutien d’Israël à la minorité druze.
Israël a entendu mais est resté impassible. Parallèlement, la Russie renforce ses liens avec les forces kurdes du nord de la Syrie, transférant du matériel et des avions de sa base de Hmeimim à l’aéroport de la région kurde de Qamichli. Elle a également consolidé ses liens étroits avec les dirigeants de la minorité alaouite du gouvernorat de Lattaquié. Si Moscou semble avoir été écarté du processus décisionnel en Syrie après la chute du régime d’Assad, la rencontre du ministre syrien des Affaires étrangères avec Poutine et avec le ministre russe des Affaires étrangères Lavrov le mois dernier, pour la première fois depuis la chute du régime d’Assad, témoigne de la volonté russe d’être un protagoniste sur la scène syrienne en utilisant ses outils d’influence et ses relations avec les Kurdes et les Alaouites. Tout cela se produit alors que la Russie accueille Bachar Al-Assad et sa famille, ainsi que des milliers d’officiers syriens réfugiés à Moscou après l’effondrement du régime.
Il semble qu’Al-Charaa se retrouve actuellement l’otage d’un ensemble de pressions et d’influences exercées par divers pays en compétition en Syrie, réduisant ainsi sa marge de manœuvre. Le pays est devenu un terrain de jeu facile pour tous les protagonistes de cette compétition, à l’exception du gouvernement syrien et de ses citoyens.
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