Tahar Bekri l À la recherche du temps perdu

Chaque nouveau recueil de poésie de Tahar Bekri reste un véritable évènement littéraire. Alors que l’on assiste, chez nous, au tarissement des vocations et à la raréfaction des œuvres poétiques en langue française, notre poète reste constant, toujours fidèle à ses lecteurs, aussi bien en Tunisie qu’à l’étranger. Auteur d’une trentaine d’ouvrages, essentiellement, des recueils de poésie, souvent traduits en plusieurs langues, il a toujours été à l’écoute de son état d’âme et des troublantes questions qui secouent son époque.

Salah Gharbi *

Bilingue confirmée, fort d’une double culture, ce «citoyen du monde», comme il aime à se présenter, n’a jamais cessé de nous surprendre, nous étonner et nous enchanter avec sa voix qui s’élève, tantôt pour chanter Gaza, la meurtrie, dans ‘‘Salam Gaza’’ (El Manar), ou pour célébrer le Printemps arabe, dans ‘‘Je te nomme Tunisie’’ (El Manar), tantôt, pour nous parler de l’Homme dans tous ses états ou pour se laisser enivrer par les merveilles de la nature.

Et dans chacune des multiples œuvres de Bekri, on est, toujours, surpris et séduit, aussi par les associations inattendues des images et les mélodieux versets, que par l’association des mots insolites. Avec lui, on est, souvent, dans la suggestion, dans une sorte d’écriture qui privilégie l’ellipse. On retrouve chez lui cette sobriété verbale qui fait échos à un grand poète comme Saint-John Perse qui dans ‘‘Vents’’ nous exhorte à la «purification», à écrire dans langue qui se veut âpre, et essentielle. «S’émacier, s’émacier jusqu’à l’os ! Parole de vivant !» (Cf. ‘‘Vents’’, Gallimard, 1940).

Le fleuve à rebours

Pour notre poète, l’année 2025 a été une année féconde avec la publication de deux recueils ‘‘Le battement des années’’ et ‘‘Mon pays, le braise et la brûlure’’, parus, comme la plupart des œuvres de Bekri, aux éditions El Manar et Edern, avec des couvertures éminemment illustrées par les peintures d’Annick Le Thoër.

Dans ces deux recueils, septuagénaire, notre poète s’arrête pour regarder derrière lui et se met à méditer sur la fuite du temps, cherchant à sauver de l’oubli le souvenir des moments, de lieux ou des êtres qui ont croisé, un jour, son chemin.

Il s’agit de remonter «le fleuve à rebours», de faire, en quelque sorte, un voyage à contre-courant, «à la recherche du temps perdu».

Ainsi, face au passage inéluctable du temps, le poète jette un regard lucide sur le vécu, fait le bilan d’un long parcours, cherchant à lui donner du sens, à en dénicher la quintessence et à lui redonner vie. Chez lui, il n’y ni regret ni trop de nostalgie, rien qu’une tentative de sublimer le temps qui fuit.

Pour évoquer un moment aussi solennel, le ton, à la fois grave et mélodieux, donne à la succession des tableaux vivants une certaine saveur exquise et une vitalité assurée par la présence du «tu» qui donne du sens au parcours du «je». Aussitôt, le voyage à rebours devient un chant qui exalte le partage, la complicité et la constance malgré les aléas de la vie.

Au centre de toutes ces réminiscences, l’image obsédante de Paris trône. C’est elle qui alimente l’imaginaire du poète. Chez elle, tout est source d’inspiration. Ainsi, bastion de création culturelle, elle est synonyme de dynamisme, avec son histoire, ses monuments, ses rues, ses mirobolants paysages changeant à travers les saisons. Rien n’échappe aux souvenirs parisiens de notre poète, ni les lieux et leurs les atmosphères, ni les êtres qu’on y a croisés, ni la végétation, ni les sons et les odeurs…

Pour notre poète, un tel voyage dans le temps serait incomplet et injuste à l’égard de deux autres endroits qui lui sont chers. Il s’agit de la Bretagne, dont il trouve du plaisir à évoquer les moments passés au bord de la mer, mais aussi de Gabès, sa ville natale, dont l’émouvant souvenir se traduit à travers le ton nostalgique du récit. 

Une poésie frondeuse

Cette tentation de trouver refuge dans le passé semble obsédait tellement notre poète que, quelques mois après la parution de ‘‘Battements…’’, il se décide à nous convier à remonter encore plus le temps pour être témoins des deux premières décennies de sa vie. Et nous voilà, avec le nouveau recueil, ‘‘Mon pays, la braise et la brûlure’’, (Ed. Al Manar), plongé dans un univers où la vive nostalgie côtoie la mélancolie et où l’émotion domine traduisant le degré d’attachement du poète à cette terre qui l’avait vu naître.

Certes, parfois, il arrive que le ton soit marqué par l’amertume, dès que le poète évoque les injustices subies alors qu’il était étudiant militant. Alors, la poésie devient frondeuse fustigeant l’arbitraire et l’injustice et exprimant cette soif de justice et de liberté pour lesquelles il s’était battu.

«Vers la prison du 9 avril

Ensuite vers Borj Erroumi dit le Nadhour

La cellule et le petit coin

Tu connaîtras Habib et Habib et Sliman

Fèves avec bestioles dans la gamelle.»

Néanmoins, malgré ces épisodes peu joyeux du passé, on sent à travers cette évocation du pays, le cœur du poète vibrer pour sa Tunisie. Et le voilà notre poète qui prête la voix à l’enfant qui est en lui pour nous restitue, avec beaucoup de tendresse et de nostalgie, des pans d’une vie mouvementée.  

Dans cette double rétrospective, réussit à relever un défi, celui de se saisir du thème de la «fuite du temps», pour lui donne un accent particulier. Son souci est d’insuffler à ce thème universel, un souffle nouveau.

Ainsi, dans les deux recueils, on ressent chez  Bekri, cette exigence qui consiste à surprendre le lecteur, à l’étonner et l’enchanter en multipliant les associations des images insolites, en renouvelant les jeux de sonorités, et transformant les versets en tableaux frétillants de vie. 

‘‘Le battement des années’’, éd. Al Manar, Paris, 2025.

‘‘Mon pays, la braise et la brûlure’’, éd. Asmodée Edern, Paris 2025.

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