En engageant le débat sut l’égalité dans l’héritage, Béji Caïd Essebsi vise à ramener au bercail sa «clientèle» féminine, et à se mettre en route pour la présidentielle de 2019.
Par Salah El-Gharbi
La proposition du président de la république Béji Caïd Essebsi d’inscrire dans la loi l’égalité dans l’héritage entre l’homme et la femme et d’autoriser les Tunisiennes musulmanes à se marier avec un non-musulman a provoqué, comme on devait s’y attendre une véritable tempête dans les milieux politique et religieux, dont les médias ont largement fait l’écho. Ainsi, depuis l’annonce de cette initiative, le 13 août 2017, à l’occasion de la fête nationale de la femme, le débat bat son plein autour de ces deux sujets, et pas seulement sur les plateaux des télévisions et les ondes des radios. Même le vice-grand imam de la mosquée Al-Azhar (Egypte) s’est cru obligé d’intervenir et de crier à l’hérésie.
Deux cheikhs pour un seul siège.
En route pour un second mandat
Une fois encore, le chef de l’Etat réussit un coup de maître, prenant de court tout le monde, mettant dans l’embarras aussi bien ses alliés que ses adversaires politiques. D’autant plus que son initiative a été annoncée quelques jours après l’entretien du cheikh Rached Ghannouchi, président du parti islamiste Ennahdha, avec Nessma TV, dans lequel il laissait la porte ouverte à sa candidature à la présidentielle de 2017.
En Tunisie, tout citoyen qui se dit démocrate et progressiste ne peut qu’applaudir une telle proposition qui rend justice aux femmes, en les rétablissant dans leurs droits fondamentaux, spoliés par une tradition poussiéreuse.
Toutefois, et tout en saluant le courage et l’esprit d’ouverture et de justice du président de la république, sa démarche a de quoi susciter chez certains observateurs de la vie politique des interrogations légitimes. Pourquoi, M. Caïd Essebsi, qui est à Carthage depuis trois ans, présente-t-il son projet moderniste maintenant, c’est-à-dire à un au moment où Nidaa Tounes, le parti qui l’a porté à la présidence, a éclaté en morceaux, et que le pays patauge dans une crise économique et financière aiguë? Comment, après le tollé général provoqué par son très contesté projet sur la réconciliation économique et financière, se permet-il de jeter un aussi lourd pavé dans la mare?
Sans douter de la sincérité des convictions et des intentions du chef de l’État en matière de justice et d’égalité des droits, il est permis de se demander comment un vieux routier de la politique comme M. Caïd Essebsi se hasarderait-il sur un chemin aussi miné et s’attaquerait-il à un sujet aussi clivant, s’il n’y avait au bout un quelconque profit politique à en tirer. Et pour avoir un début de réponse à ces questions, il convient d’analyser les différentes déclarations du chef de l’État.
Depuis plusieurs mois, l’équipe présidentielle est sur le qui-vive. Un seul mandat ne suffit pas pour garantir la réussite de la transition politique et économique dans le pays, il en faut deux, dit-on dans l’entourage du locataire du palais de Carthage. Et l’on se souvient des déclarations à ce sujet de deux ténors de Nidaa, l’ex-ministre de l’Education Néji Jalloul et l’ex-porte-parole du gouvernement Khaled Chouket, qui n’ont pas écarté la possibilité que le président, malgré son âge avancé (il a plus de 90 ans), se représente en 2019.
Ces déclarations ne sont pas passées inaperçues, car même si M. Caïd Essebsi avait affirmé, il y a un an, sur un ton badin, ne pas avoir l’intention de briguer un second mandat, depuis quelques mois, ses réponses, à chaque qu’on l’interrogeait sur 2019, restaient prudentes et évasives. «Il est trop tôt pour en parler», a-t-il confié, la semaine dernière, dans un entretien à ‘‘Leaders’’. Traduire : «Pourquoi pas, tout est possible…»
Ainsi, en engageant le débat sut l’égalité dans l’héritage, le président de la république fait d’une pierre deux coups : il s’assure, d’une part, la postérité, en revendiquant le statut du réformiste, dans le sillage de Kheireddine Pacha, Tahar Haddad ou Habib Bourguiba, et, par la même occasion, fait oublier ses déboires politiques au cours des deux années et demi qu’il a passées à la tête de l’État…
Les femmes qui ont porté Caïd Essebsi et Nidaa au pouvoir en 2014 vont-elles commettre la même bêtise en 2019 ?
Un pari très risqué
L’initiative, au demeurant louable, est d’abord une manœuvre politicienne, visant à ramener au bercail la «clientèle» féminine, qui lui valut le succès à la présidentielle de 2014 et qui, aujourd’hui, lui reproche de l’avoir trahie en s’alliant avec le parti islamiste Ennahdha.
Le 13 août, M. Caïd Essebsi a coupé l’herbe sous les pieds de beaucoup d’éventuels candidats à la présidentielle de 2019, Ghannouchi en premier. Il leur a, en tout cas, envoyé un message : ils devront compter avec lui.
Au-delà des apparences, l’initiative du chef de l’État sonne comme une pré-candidature à la prochaine présidentielle, un premier pas dans le long chemin menant à un deuxième mandat.
Ce dessein, on l’imagine, n’est pas né la semaine dernière. En imposant son fils, Hafedh Caïd Essebsi, à la tête de Nidaa, le parti de la majorité gouvernementale, M. Caïd Essebsi cherche à protéger le mouvement de la convoitise de certains de ses dirigeants, dont les ambitions présidentielles sont apparues au lendemain du triomphe électoral de 2014. Ces manœuvres, dont le prix a été l’implosion de Nidaa, n’auraient de sens que si elles s’inscrivaient dans une logique de préparation d’un nouveau mandat. De là à penser que M. Caïd Essebsi a commencé à penser à la prolongation dès sa prise de pouvoir, en janvier 2015…
Mais ‘Si El-Béji’, le magicien, saura-t-il aller jusqu’au bout de ses ambitions? Il est surprenant que cet homme lucide, qui reprochait à Bourguiba de ne pas être «parti plus tôt», puisse n’écouter que la voix de son ego, faisant fi des lois de la biologie, et par conséquent, des intérêts impérieux de la nation. Car même s’il reste convaincu, en son for intérieur, que le pays est trop fragile, que les islamistes sont aux aguets et qu’il demeure le seul capable d’incarner et préserver l’unité du pays, sa candidature pour un second quinquennat pourrait compliquer la situation politique et aggraver la crise.
Beaucoup de Tunisiens auraient préféré voir le président veiller encore plus à l’équilibre des forces, en insufflant une nouvelle dynamique au mouvement qu’il avait créé et qui l’avait porté à la magistrature suprême, plutôt que de courir le risque de s’engager lui-même sur une voie incertaine. Pour lui et pour le pays.
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