Palais du gouvernement de la Kasbah, le coeur de la bureaucratie tunisienne.
Archaïque, pléthorique, asthénique, hiérarchique, boulimique… les adjectifs ne manquent pas pour qualifier les dysfonctionnements de l’administration publique en Tunisie.
Par Asef Ben Ammar *
Plusieurs experts s’accordent à dire que si la transition démocratie trébuche autant et tarde à créer de la prospérité et des gains de bien-être, c’est avant tout, parce que les décideurs politiques craignent le pouvoir bureaucratique et reportent sans cesse les réformes devant moderniser l’administration publique et la mettre au niveau des administrations publiques des sociétés démocratiques modernes.
Les chiffres sont alarmants! La fonction publique tunisienne emploie plus de 850.000 employés (public et parapublic), soit autant que le Maroc qui compte pourtant trois fois plus d’habitants, et presque le double des effectifs de fonctionnaires de la Grèce (un pays de presque 11 millions d’habitants).
La bureaucratie tunisienne gruge quasiment l’équivalent de 15% du PIB, avec en plus un absentéisme effarant, une hiérarchie vulnérable à la corruption et une qualité de services indigne des aspirations de la Tunisie post-2011. Les salaires des fonctionnaires pompent plus des 2/3 de chaque dinar récolté par l’État en taxes et impôts. Le déficit budgétaire (6% du PIB) est financé par la dette et des intérêts composés de 6% par an.
Le FMI s’inquiète et urge le gouvernement à réformer et moderniser l’administration publique (et parapublique) pour réduire la taille de l’État et faire mieux avec moins de taxes et impôts. Les contribuables ne peuvent pas financer davantage une administration moribonde et inefficace. Les citoyens ne veulent plus payer pour des fonctionnaires en sureffectif, bénéficiant de la permanence à l’emploi, mais sans aucun retour en termes de productivité et de qualité du service public rendu au citoyen.
Les chefs d’entreprises opérant en Tunisie sont du même avis et trouvent que le fardeau bureaucratique est en passe de «couler» l’économie et d’anéantir les capacités de l’investissement public (grands projets, infrastructures, enseignements, santé, etc.).
À l’égard de l’administration publique (centrale, régionale et locale), les perceptions sont plutôt négatives et le sentiment d’injustice est perceptible chez les employés du secteur privé et encore plus chez les chômeurs et contribuables pris en otage par des réflexes et des mécanismes propices à la collusion, la corruption, la procrastination, etc.
Le chemin de la réforme est portant simple, si les partenaires de la Feuille de route s’entendaient pour moderniser cette administration et renforcer son efficacité.
Dans ce cadre, on ira plus loin que le diagnostic et on présente sept réformes à initier dans le court et moyen terme pour moderniser l’administration publique et la sauver de ses démons.
Sureffectif, lenteur, inefficacité et coût élevé.
1- Attrition. La réduction des effectifs de fonctionnaires est un mal nécessaire. Cependant, une telle attrition des effectifs doit se faire dans le cadre de règles objectives respectant les valeurs éthiques, les critères du mérité et les impacts associés dans le contexte de la Tunisie.
Les effectifs pléthoriques de chaouchs, de chauffeurs, de secrétaires, de commis, petits chefs, de suppléants, etc., doivent être libérés progressivement et avec mesures d’accompagnement, au besoin!
Un minimum de 150.000 fonctionnaires (sur les 850.000) est libérable sans conséquence sur la productivité et l’efficacité du Service public, et dans les plus brefs délais.
2. Séparation entre le politique et l’administratif. Dans l’administration publique tunisienne, le temps est venu pour créer une zone tampon (dans les structures et organigrammes ministériels) entre les ministres élus/cabinets des ministres (acteurs partisans) et les activités des fonctionnaires/commis de l’État.
Une telle approche est en vigueur dans les administrations anglo-saxonnes, et où le ministre est talonné par un Sous-ministre apolitique et expert (non élu), chargé de la gestion des dossiers administratifs en prenant la distance requise avec le monde politique. Une telle réforme protégera les fonctionnaires des pressions politiques et dictats des lobbyistes et groupes d’intérêts.
3. Formation. En plus de l’attrition, l’administration publique tunisienne a besoin d’une vraie école supérieure d’administration et de gouvernance. La formation continue constitue la clef de voûte.
Aujourd’hui, l’ENA de Tunis est devenue une relique préhistorique, un vestige de par ses formations, son texte de création (décrété par la France coloniale), avec les manques de moyens observés et l’incapacité patente de mener la rénovation de la fonction publique.
Des vrais programmes de formation et de sensibilisation doivent être initiés par des universitaires, et pas par de vieux fonctionnaires à la retraite qui reproduisent, les yeux fermés, les schèmes d’administration à la française (reproduits sur des notes jaunies par le temps, datant des années 1970) et dépassés par l’histoire.
4- Innovation. L’administration a besoin aussi de l’innovation, d’une relève brillante, ouverte à l’expérimentation, à la créativité en continu et dans la transparence.
Par exemple, des mesures et des procédures peuvent être prises pour encadrer les activités des lobbyistes qui font affaire avec les fonctionnaires, et opter pour un système qui reconnait ces influences impossibles à contrer de façon passive. Les groupes d’influence ne peuvent être abolis par décret ou par des discours électoralistes.
Dans de nombreux pays anglo-saxons et germaniques, un registre de lobbyistes est instauré, et chaque fois qu’un ministre ou fonctionnaire rencontrent un «lobbyiste» se rencontrent, ceci doit être su, documenté et diffusé au grand public. La non-conformité à ces règles constitue une raison de limogeage du ministre.
5. Évaluation. Instaurer une règle d’évaluation de performance des Ministres et Secrétaires d’État; une telle règle commence par une définition de leur mandat et priorités d’actions (précisément), avec des objectifs quantitatifs et qualitatifs dans le court et le moyen terme. Et communiquer ces mandats au grand public. Les programmes doivent aussi se prêter à une évaluation systématique, rigoureuse et transparente.
L’administration publique a besoin d’évaluateurs rompus à l’évaluation des politiques publiques, avec des approches différentes de celles de la vérification ou de l’audit (fonction réservée aux auditeurs et juges de la Cour des Comptes).
6. Planification stratégique. Dans la même veine, instaurer une planification stratégique trisannuelle pour chacune des 3000 entités de l’administration publique, et ce pour définir les orientations, les objectifs, les moyens et les résultats à atteindre de façon mesurable (indicateurs et données mesurables) et se prêtant à la vérification dans le cadre de rapport annuel accessible au public.
7. Fiscalité. Le Ministère de Finances doit produire une méthodologie et un mécanisme fiable permettant de voir qui sont les bénéficiaires des crédits d’impôt, des exonérations de TVA, autres cadeaux fiscaux procurés à même les taxes payées par les citoyens. Un tel rapport décrit aussi toutes les dépenses fiscales et leurs principaux bénéficiaires. Aujourd’hui, les recherches montrent que les pays n’ayant pas une fiscalité transparente sont ceux où l’évasion fiscale est la plus fréquente.
8. Modernisation. Une nouvelle Loi régissant la modernisation de l’Administration publique doit être votée rapidement, pour réglementer les intrusions politiques répétées, systématiser les formations à l’éthique, légiférer sur les recrutements et promotions au mérite (par concours, critères et pas de façon discrétionnaire), réhabiliter l’image du fonctionnaire, imposer les équipements requis (bureau, fourniture, bureautique, chauffage, salubrité, etc.), gérer les conflits d’intérêts et redonner confiance aux citoyens dans le service et le bien public.
La modernisation des moyens et des procédures réduira les coûts et améliorera l’efficacité.
Pour conclure, notons que l’image de l’Administration publique tunisienne est sévèrement amochée par les attitudes et incompétences de nombreux élus, hauts fonctionnaires et ministres encore peu convaincus du service public et du bien commun.
La réforme ici proposée n’est pas suffisamment portée par les partis politiques et les partenaires de la Feuille de route de Carthage. Et on se demande pourquoi? Est-ce par peur du pouvoir bureaucratique (blocage, protestation, dénonciation d’«affaires» politiques)? Ou par des intérêts politiques et intentions vénales exclusivement motivés par les élections et le gain des voix (votes des fonctionnaires), et à tout prix!
* Ph.D., analyste en économie politique.
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