La biographie de Tahar Ben Ammar par son fils Chedly réhabilite la mémoire d’un homme d’Etat longtemps oublié par les historiens.
Par Yassine Essid
La relation écrite et détaillé de la vie d’une personne relève d’un genre littéraire moderne qui s’est constitué par contaminations et greffes successives à partir des genres antiques. Ce genre a ses canons, ses codes littéraires, ainsi qu’un ensemble de règles qui, appliquées avec une belle adéquation, aboutissent à ce qu’on appelle la biographie.
Il s’agit d’un mode supérieur de la culture historique qui est lié non pas seulement à une personnalité éminente, un souverain ou un homme d’Etat, mais aussi à tout ce qui s’est passé à son époque et qu’on ne saurait appréhender sans retracer l’histoire de la nation elle-même.
Il en est ainsi des luttes politiques qui s’organisent autour d’entreprises de mobilisation des fidélités, des principes autant que des hommes, d’assignation des uns et des autres à un camp, des dénonciations, des trahisons mais aussi de justifications et d’arrangements.
Le parcours d’une vie
Je ne saurais sincèrement affirmer si l’ouvrage de Chedly Ben Ammar rend bien compte d’un parcours politique exceptionnel d’une personne publique qui fut l’artisan de premier ordre dans le processus d’émancipation de la Tunisie.
Cependant, la description scrupuleuse et quasi chronologique de son parcours de vie relève bien de ce genre littéraire. Par ailleurs, de tous les soubresauts vécus par le signataire de l’accord d’indépendance, c’est certainement la tyrannie odieuse et l’impardonnable arbitraire dont Tahar Ben Ammar fut la victime de la part d’un Habib Bourguiba qui s’est progressivement engouffré dans la voie du pouvoir absolu et de la mégalomanie, qui constituent le point nodal de ce livre.
Ce gros volume de 750 pages, imprimé avec une police d’écriture de petite taille, dense, souvent fastidieux, aurait gagné à être beaucoup plus concis.
Par ailleurs, l’auteur fait peu de cas de l’existence de travaux d’historiens dont il n’a pas manqué de dénigrer le bien-fondé de leurs études. Il s’agirait par conséquent d’une entreprise de déconstruction d’un épisode décisif de l’histoire du mouvement de libération national. Il prend ainsi la forme d’une nouvelle enquête, au centre de laquelle se trouve la figure de Tahar Ben Ammar, progressivement identifiée à celle de l’artisan glorieux qui a accompli l’exploit titanesque de contribuer fortement à l’indépendance du pays.
La réalité cynique du politique
La formation du premier gouvernement de Tahar Ben Ammar jusqu’à son arrestation, son scandaleux procès et son emprisonnement, sont bien mis en évidence, étayés par de très nombreux documents tirés de la propre collection familiale.
C’est également le cas pour la réalité cynique du politique et d’un ensemble d’événements jusqu’à ce jour dérobés à la connaissance d’une génération entière qui n’aurait connu finalement qu’un unique: Bourguiba, à la fois leader incontesté, artisan de l’indépendance et seul bâtisseur de la Tunisie nouvelle.
Les souvenirs d’enfance liés au père, la profonde admiration pour son extraordinaire parcours de grand patriote, et surtout le désir de montrer que sans lui il n’y aurait pas eu d’indépendance, serviraient aux yeux de l’auteur à réparer une injustice, d’abord politique, et ensuite historique.
Les vieux mandarins de la discipline historique s’étaient, paraît-il, rangés derrière le régime de Bourguiba, combattant suprême et libérateur. Un personnage déclaré considérable qui avait été porté aux nues (et l’est encore par certains partis qui se recommandent de son héritage) avec une adoration proche de la béatitude. Pour toutes ces raisons, et parce que c’est Ben Ammar et non pas son successeur, il fallait bien se décider à produire quelque chose qui puisse ressembler à une biographie.
Mais trop de détails nuit, et l’ouvrage prend vite un tournant rébarbatif, chargé de redondances sans cesse amplifiées.
Deux cents pages au maximum auraient largement suffi pour démêler un écheveau certes complexe, mais qui a fait déjà l’objet de plusieurs études notamment celle de Khélifa Chater publiée en 2010, largement citée, ainsi que la thèse de doctorat de Youssef Sbaï, en langue arabe et déjà publiée.
Or Chedly Ben Ammar, considérant la vie de son père comme un dû, s’est enfermé dans un sujet hors de proportion avec ses possibilités réelles dans ce domaine. D’ailleurs il ne donne nullement la parole à des historiens de métier sur une période qui reste peu familière au public non spécialisé, même si les approches mobilisées, la manière d’ordonner les événements, de stabiliser et d’interpréter les tourmentes politiques, diffèrent. Son ouvrage oscille entre la reconstruction d’un modèle politique fait de loyauté, d’honneur, d’amitié et de dévouement à la cause nationale, et la déploration d’une versatilité inconséquente propre aux tyrans, irrespectueux des lois, usant de méthodes oppressives et violentes.
Aussi, cette biographie composée selon une méthode ex nihilo, ne suffit point pour penser et reste donc une forme creuse sans contenu politique. L’auteur ne cesse de relater les événements auxquels il avait pris part ou assisté ou dont il avait simplement entendu parler. Cependant l’organisation de l’analyse demeure absente et le narratif le dispute au descriptif.
Pourtant, la constitution de couples antithétiques par lesquels on négocie, on compose, on tergiverse, on décide, on dénonce et on trahit, qui s’organisent autour d’entreprises de mobilisation des fidélités aux principes et aux hommes, restent essentielle à la compréhension des événements.
Un vide-grenier faussement historique
La biographie n’est pas facile d’accès. Elle tient à la fois de l’art et de la technique. On a besoin de génie pour entreprendre l’histoire d’une vie : il ne suffit pas de la décrire telle qu’elle se présente, depuis la naissance jusqu’à la mort sans imaginer une combinaison de circonstances, un enchaînement d’événements. Sauf que pour tracer le roman d’une vie il faut au moins savoir décrire et écrire. Pour satisfaire le lecteur, la biographie doit avoir un commencement et une fin. Le lecteur s’attend à ce qu’elle lui fournisse tous les renseignements possibles sur le protagoniste : sa naissance, son éducation, sa vie publique et privée, ses goûts et ses croyances. Cependant, si l’historien de métier n’est pas toujours capable de les fournir, Chedly Ben Ammar avait tous les éléments à disposition pour composer le roman d’une vie sans oublier son contexte.
Du souffle d’épopée, de l’exaltation de la passion d’un fils qui a concentré la tendresse en puissance pour son père dans le ferme espoir de réhabiliter sa mémoire et remettre ainsi l’histoire à l’endroit, l’ouvrage s’est transformé à la fin en un vide-grenier prétentieux et faussement historique où se mêlent les documents officiels, les photos d’époque en plus de la reconstitution, malvenue, d’un arbre généalogique complet de la lignée Ben Ammar-Ben Ayed.
* Chedly Ben Ammar, ‘‘Tahar Ben Ammar homme d’Etat (1889-1985). La force de la persévérance’’, Tunis, 2017, 752 pages.
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