En Tunisie, comme ailleurs, la mendicité est un fléau social, qui traduit l’échec des gouvernants. C’est aussi un art, une sorte de théâtre du quotidien.
Par Jamila Ben Mustapha *
Il est 6 heures : Tunis s’éveille. Si vous êtes déjà dehors, en cette période de fin de saison estivale où l’activité commence encore tôt en ville, dans quel état se trouvent alors mendiants et petites gens, qu’ils soient déjà debout, ou encore allongés en plein sommeil dans la rue?
Les doux et les agressifs
Sur l’esplanade de La Kasbah, une jeune fille est encore endormie, utilisant un gros bidon comme coussin et une très vieille valise en guise de matelas. De plus, s’installant pour de bon pendant quelques heures, creusant son nid, elle a mis des vêtements à sécher, sur le muret qui entoure la place.
A-t-elle choisi cet endroit à cause de la présence permanente de camions de police, quelques mètres plus loin?
Quelquefois, je la vois déjà debout, l’air si triste, affairée à ramasser toutes ses affaires comme un escargot : pour aller où ?
Plus bas et au même moment, assis sur une marche du mausolée de la mosquée Youssef Dey, un vendeur de cigarettes au détail est déjà en place, sa boutique mobile – son carton plein de paquets entrouverts – posée sur ses genoux. Et quel air a-t-il ? Stoïque, sage, résigné, prêt, dès l’aube, au travail.
Passez au même moment près de la pâtisserie De Carlo qui vient d’ouvrir. Je parie que vous trouverez, vous barrant la porte sur la marche de laquelle il est installé, un mendiant aussi ponctuel qu’un fonctionnaire. Il n’a pas fait d’études de psychologie mais sait que la présence inévitable qu’il vous impose est là pour vous gâcher le plaisir de prendre un croissant bien chaud, inconvénient que vous ne pouvez alléger qu’en lui donnant quelque monnaie.
Et ce monsieur ne disparaît que pendant les journées les plus froides de février, aussi ordonné qu’un marchand de glaces qui prend son congé en hiver ou un coiffeur qui ferme boutique le lundi.
Non loin de là, un homme aux cheveux blancs en broussaille qui vient de terminer sa nuit dehors, passe, trimballant tranquillement sur son dos une vieille couverture, l’air désinvolte et presque content.
L’année dernière, vers 8 heures du matin, j’ai vu une femme encore jeune, endormie à cette heure, sur la marche de la porte de la Galerie de l’information, toujours au centre-ville de Tunis. Elle avait l’air propre et était recouverte des pieds à la tête. Quelle pouvait être son histoire qui l’avait amenée là, elle qui avait l’air de tout, sauf d’une femme de mauvaise vie ?
Dans une autre ruelle de Tunis, un vieux mendiant est souvent assis au même endroit, plongé dans une profonde méditation, isolé dans son monde, comme un derviche, un vieux poète, ne demandant strictement rien à quiconque, mais affichant un si bon sourire quand vous lui donnez quelque argent ! Et vous êtes confus de la disproportion entre la grandeur de sa reconnaissance et la modicité de la somme que vous venez de lui remettre.
Parmi les mendiants, il y a ainsi, les doux et les agressifs, ceux qui respectent votre liberté et ceux pour qui tous les moyens sont bons pour vous extirper votre argent.
La fausse handicapée.
Un vrai «travail» bien fatigant
J’ai assisté une fois à une scène cocasse en plein centre-ville. Pour bien culpabiliser les passants, une femme s’est mise carrément en travers de leur chemin, allongée sur son bras déployé, tremblant de tous ses membres, les yeux révulsés. Je n’osais même pas la regarder tant je pensais que son handicap était profond.
Voilà qu’un homme passe, affirmant qu’il la connaît bien, et se met à la dénoncer en l’accusant de mimer des tares physiques qu’elle n’a point ! Voilà alors aussi que de son côté, la femme, jusque-là toute tordue et quasi-mourante, se transforme en mégère pleine de santé, à la voix forte, et se met à lui répliquer avec virulence, apportant par là de l’eau au moulin de son détracteur et lui donnant raison !
Comme quoi la vie aménage quelquefois des scènes comiques improvisées, dignes d’un théâtre moderne où l’intervalle entre la scène et les spectateurs est aboli et où ces derniers peuvent même participer à l’action !
Je trouve, à ce propos, que les postures diverses que prennent les mendiants sont un vrai «travail» bien fatigant puisqu’ils doivent se maintenir si longtemps dans la même position artificielle et contrefaite. Et je me dis qu’il vaudrait mieux qu’ils exercent le plus humble des métiers plutôt que subir cette torture car, utilisant le raccourci du farniente, ils se trouvent dans une position d’inconfort pire que celle qui est donnée par les métiers réputés les plus ingrats comme celui de femme de ménage ou de maçon….
Et les moyens de pression des quémandeurs sont multiples : au Marché central, des femmes viennent juste derrière vous lorsque vous venez d’ouvrir votre porte-monnaie pour payer le marchand de légumes, histoire de vous faciliter l’aumône que vous avez à faire.
Les spécialistes de l’éphémère
Quand vous êtes au feu rouge, il y a des mendiants spécialistes de l’éphémère qui viennent vers vous et vous mettent dans un état de stress parce que vous êtes pris entre la contrainte de leur donner quelque chose et de surveiller, en même temps, le feu rouge pour démarrer aussitôt car sinon, vous savez ne pas pouvoir compter sur la gentillesse du conducteur placé derrière vous pour qu’il vous épargne son coup de klaxon bien strident.
Ou alors, toujours au feu rouge, vous avez des jeunes gens qui, sans vous demander votre avis, passent une éponge sur le pare-brise en le maculant d’une autre façon et en remplaçant une saleté «sèche» par une «saleté humide». Le temps que vous protestiez, ils ont déjà terminé et eux aussi comptent sur vos scrupules pour vous arracher quelque argent. En donner de temps en temps, surtout aux vieilles personnes, pourquoi pas?, mais vous préférez quand même le faire en toute liberté !
Il ressort de tout cela que le bon mendiant est celui qui possède le mieux l’art de vous culpabiliser.
Devant cette si grande misère, ces hommes en pleine force de l’âge qui fouillent les poubelles, ces femmes vaillantes et dignes qui disparaissent derrière un énorme sac plein de bouteilles vides qu’elles viennent de ramasser, pareilles aux paysannes qui se transforment en arbres mobiles, transportant une forêt de branchages, il vous prend l’envie de dire, comme notre inénarrable ancien Premier ministre, Hamadi Jebali, ne sachant à quel saint vous vouer, et voulant à votre tour, trouver un coupable : «Mais où est le gouvernement?»
* Universitaire et auteure du roman ‘‘Rupture(s)’’.
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