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‘‘L’Amas ardent’’, de Yamen Manaï : Les frérots et les frelons

Couronné du Prix Comar et du Prix des Cinq Continents 2017, le roman du Tunisien Yamen Manaï, ‘‘L’Amas ardent’’, est une allégorie sur les dérives de la révolution tunisienne.

Par Slaheddine Dchicha *

Décidément, c’est à croire que les jurys littéraires appliquent lors du choix de leurs lauréats des critères objectifs pour ne pas dire scientifiques. Sinon comment expliquer la concordance et l’analogie de leurs décisions respectives. L’on se souvient que l’année dernière, tout de suite après avoir obtenu le Comar d’Or 2016 pour ‘‘Le corps de ma mère’’, Fawzia Zouari a empoché le Prix des Cinq Continents de la Francophonie pour le même ouvrage. Pour cette année 2017, le Tunisien Yamen Manaï vient d’accomplir la même performance et rafler à son tour les deux prix. Ce qui d’ailleurs autorise de se réjouir de cette reconnaissance qui témoigne, si besoin est, du dynamisme de la jeune littérature tunisienne.

Jeune en effet, car Yamen Manaï, cet ingénieur de trente-sept ans compte déjà à son actif trois romans qui non seulement ont rencontré un accueil chaleureux mais lui ont valu plus d’une récompense à l’instar du dernier, ‘‘L’amas ardent’’ qui vient d’être couronné coup sur coup par le Comar d’Or et par le Prix des Cinq Continents de la Francophonie 2017 qui vient de lui être remis ce mercredi 11 octobre 2017 à la foire internationale du livre de Francfort, dont la France est cette année l’invitée d’honneur.

Double récompense pour un livre double puisque l’auteur y mène parallèlement à une allégorie apicole un récit relatant des faits avérés dans la Tunisie postrévolutionnaire:

Les frérots

Les événements sont rapportés comme par un journaliste ou par un témoin qui consigne tout. Ce qui permet au lecteur de reconnaître aisément les lieux, les événements et les personnes même si les noms ont subi des modifications plus ou moins grandes ou s’ils ont été remplacés par des surnoms ou des sobriquets.

Ainsi s’il est facile de reconnaître Berlusconi sous Silvio Cannelloni, Mouammar Kadhafi sous Mamar, Sarkozy sous Nico et le Prince du Qatar sous celui du Qafar; il faut être plus au fait de l’histoire tunisienne pour reconnaître respectivement Bourguiba, Ben Ali, Chokri Belaïd et le Doyen Habib Kazdaghli, sous le Vieux, le Beau, Nazih et Tahar.

Quant à l’équation entre Bounty et l’ex-président Barak Obama, elle nécessite, pour être établie, l’initiation à l’argot des banlieues qui par ce vocable désigne de façon péjorative le Noir qui trahit ses origines et les siens et qui se comporte et pense comme un Blanc.

Muni ou non de ces clefs, le lecteur se trouve embarqué par le récit littéralement… à bord d’un yacht. Nous sommes en 2011, la Révolution a eu lieu au «Pays du jasmin» et Le Beau a été dégagé. Après une escale-orgie chez son ami Silvio Cannelloni, au cours de laquelle ont été conclues des affaires juteuses et décidée la liquidation de Mamar, le Prince du Qafar met le cap de son somptueux yacht sur le non moins somptueux village tunisien, Sidi Bou.

Faute de pouvoir «acheter ce pays mètre carré par mètre carré» et puisqu’il «n’y a pas plus facile à détourner que la démocratie» (p.18), en prévision des toutes premières élections libres en Tunisie, les cales du yacht ont été bourrées de mallettes de dollars, de cartons de vêtements et de caisses de denrées alimentaires : «l’arsenal de séduction nécessaire pour rafler les voix des misérables et de misérables le pays ne manquait pas» (p.19)

Tout au long de la traversée, outre le mépris incessant de la souveraineté tunisienne et les actes répétés de corruption, défilent en flash-back les multiples autres méfaits des Wahhabites et des Frères musulmans et ceux de leurs vassaux sur place : la confiscation de la révolution par les Nahdhaouis et leur mainmise sur le pouvoir : «Mais la montagne accoucha d’une souris barbue, et le parti de Dieu se hissa au pouvoir» (p.151); l’apparition de nouveaux codes vestimentaires : voile pour les femmes et kamis pour les hommes : «Les femmes étaient de noir nippées de la tête aux pieds, et les hommes, qui avaient lâché leur barbe, étaient flanqués de longues tuniques et de coiffes serrées» (p. 62); l’attaque de l’ambassade américaine; l’assassinat de Chokri Belaïd; la profanation et la destruction des mausolées soufis; l’agression d’intellectuels; le saccage de lieux culturels… sans oublier les prédicateurs wahhabites, salafistes et autres prêcheurs de haine qui se sont abattus sur le pays.

Les frelons

Cependant, les islamistes de tout poil – c’est le cas et le moment de le dire – n’étaient pas les seuls à s’abattre sur le pays puisque parmi les cadeaux empoisonnés transportés dans les cales du yacht du Prince du Qafar, il y avait un nid de frelons asiatiques qui, une fois à l’air libre, ont prospéré et se sont multipliés menaçant ainsi l’existence des abeilles. Ainsi aux Frères barbus et malfaisants sont venus correspondre les frelons velus et nuisibles. Image en miroir faisant se réfléchir et se répondre l’allégorie et le récit.

De fait, très loin de Tunis et des grandes villes où les islamistes intriguent et corrompent pour s’emparer du pouvoir, au petit village de Nawa, Monsieur Le Don est aux prises avec un mal mortel pour ses ruches. Cet apiculteur, passionné mais solitaire et revenu de tout depuis sa malheureuse expérience d’immigré au Pays des Saoud, mène une lutte acharnée contre ce mal nouveau qui est en train de décimer ses «filles», les abeilles et en passe de priver les villageois de leur exceptionnel miel.

Alors qu’en ville, l’islamisme est en train de diviser et de remettre en cause la fameuse «exception tunisienne», à Nawa, ce petit village à l’écart de tout et manquant de tout par négligence des différents pouvoirs qui l’ont marginalisé comme tout l’intérieur du pays; à Nawa, malgré le manque, malgré le dénuement, malgré la pauvreté voire la misère, persiste une entente harmonieuse entre ses habitants et entre ces derniers et la nature. Cette harmonie s’observe et s’entend jusques dans les noms qui sont restés enracinés dans l’histoire du pays et fidèles aux origines arabo-berbères. En effet, ici les femmes ont pour noms : Baya, Douja ou Hadda et les hommes s’appellent Douda, Béchir ou Toumi. On est loin des Dorsaf, Syrine, Firas ou Nourane… on est tout aussi loin des Rayen, Wassim ou Nizar…, emprunts snobs aux Perses ou aux séries turques et moyen-orientales.

La tradition alliée à la modernité

Et c’est d’ailleurs cette tradition alliée à la modernité qui va sauver les ruches. Après un savoureux voyage au Japon accompli par un couple d’amis pour le compte de Monsieur Le Don, le lecteur apprend comment les abeilles vont être sauvées. Par «l’amas ardent» dont nous ne dirons rien pour laisser au lecteur le plaisir de le découvrir. Nous nous limiterons néanmoins à préciser qu’il s’agit d’un remède issu de l’union harmonieuse de la tradition et de la modernité. La panacée dont la plupart des pays arabo-musulmans ont un besoin impérieux.

* Universitaire, France.

** Yamen Manai, ‘‘L’Amas ardent’’, éditions Elyzad, Tunis, 2017, 234 p., 17 DT, 19.50€

 

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