Une étude de la Fondation Carnegie montre que la corruption en Tunisie menace la transition démocratique, ce qui justifie l’action de Chahed pour lutter contre ce fléau.
Par Marwan Chahla
Une enquête menée par la Fondation Carnegie pour la paix internationale (CFIP, en anglais), durant les mois de juillet et août derniers, est venu rappeler, à ceux qui ne le savait pas déjà, cette vérité amère que la corruption dans notre pays est une réalité quotidienne, qu’elle a gagné du terrain et que, quoique nos dirigeants puissent souhaiter et aimer à penser ou dire, les Tunisiens estiment que le mal est indéracinable. Le cancer de la corruption, qui existait sous le régime de la dictature, est devenu une culture, une pratique quotidienne qui gangrène tous les étages de tous les systèmes du pays et qui nous mène tout droit au désastre.
Un fléau plus répandu
A quoi servirait donc que l’on s’agite, comme nous le faisons, autour d’un budget de l’Etat, d’un projet de Loi des finances 2018 ? A quoi servirait-il de parler de prévisions de croissance, de créations d’emplois et de réformes ? A quoi bon continuer à se gargariser de notre liberté d’expression, «d’une des meilleures constitutions au monde», d’un prix Nobel de la paix, de la tenue de trois élections irréprochables… ?
Bref, tout cela, ce que nous avons accompli ou nous comptons entreprendre, tout cela en vrac et au détail, perd son sens, tant que la question de la corruption dans notre pays n’a pas été prise à bras le corps.
Deux observateurs avertis, Sarah Yerkes et Marwan Muasher de la CFIP, ont mené une étude approfondie du phénomène de la corruption en Tunisie –sous le titre de «Tunisia’s Corruption Contagion: Transition at Risk» – dont les conclusions sont glaçantes: le mal est là, tout le monde reconnait son existence et sa progression, mais rien ni personne, étant donné l’état actuel des choses, ne serait capable de le liquider…
Les auteurs de cette recherche académique ont soumis à un échantillon de 391 personnes six questions: sur l’existence de la corruption en Tunisie et son étendue, les responsabilités du phénomène, son expérience au quotidien, les solutions pour y remédier et les chances de réussite de la guerre menée par le gouvernement de Youssef Chahed contre ce fléau.
Bien évidemment, la démarche de Yerkes et Muasher n’est pas totalement irréprochable. Si le choix des questions posées est tout à fait pertinent, la sélection des personnes interrogées n’est pas révélée et les marges d’erreur ne sont pas déterminées. L’approche n’en demeure pas moins scientifique et ses résultats sont, dans une très large mesure, probants.
A la question «Pensez-vous qu’actuellement, en Tunisie, la corruption est plus répandue ou moins que sous le régime de l’ancien président Ben Ali?», les personnes interrogées répondent par «plus» à 76%: sans hésiter, donc, plus des trois-quarts des Tunisiens estiment que la pratique de la corruption a pris de l’ampleur –contre ceux qui pensent qu’elle est moins répandue (3%) et ceux qui trouvent qu’elle a gardé le même niveau (21%).
Nommer les responsables de cette propagation du mal n’apporte pas de réponse tranchée. Cela voudrait peut-être dire que les ramifications du phénomène sont telles que les personnes interrogées n’arrivent pas à cerner les responsabilités et qu’elles ont du mal à déterminer leurs avis.
Pour répondre à la question de l’étude «Qui est, aujourd’hui, le plus responsable du niveau de corruption atteint dans le pays?», les sondés citent, en premier lieu, le gouvernement en général (168 fois), la Troïka (137), la coalition dirigée par le parti islamiste d’Ennahdha entre 2012 et 2013, suivie de très près par «autre source» (?) (136), le régime Ben Ali (101), l’Assemblée des représentants du peuple (98), les médias (75), Béji Caïd Essebsi (71), la société civile (64) et la communauté internationale (21).
Rien n’y échappe
L’horreur: trois pouvoirs – le double exécutif, le législatif et les médias – sont impliqués – auxquels on ajoute les Nahdhaouis et l’ancien régime. Autant dire que la lutte contre la corruption devra être menée sur quatre, cinq ou six fronts…
L’enquête de la CFIP montre que la corruption est vécue au quotidien par les 391 Tunisiens interrogés: 265 des sondés y sont confrontés chaque jour ou presque, soit près de 68%, contre 126 (32%) qui répondent n’avoir jamais été mêlés à cette pratique. Donc, qu’ils s’y soient fait ou pas, ou qu’ils se plient ou pas à ce jeu, les deux-tiers des Tunisiens vivent au quotidien avec la corruption.
Les personnes interrogées suggèrent comme solutions à cette contagion de la corruption trois principaux remèdes: s’attaquer à l’impunité (à plus de 40%), combattre l’économie informelle (à plus de 12%) et mettre fin aux pots-de-vin (à plus de 11%).
Viennent ensuite les questions qui fâchent, celles concernant la déclaration de guerre faite en mai dernier par le chef du gouvernement contre la corruption. Rappelons cette ferme volonté exprimée par Youssef Chahed: «Nous irons jusqu’au bout de la lutte contre la corruption, sans exception.»
Les auteurs de l’étude ont souhaité connaître l’évaluation que les 391 personnes interrogées font, jusqu’ici, de la lutte anti-corruption du gouvernement Chahed 2. Le bilan établi n’est pas encourageant: 366 sondées, c’est-à-dire près de 94%, estiment qu’il y a échec, 4% qu’il y a eu «quelque peu» une réussite et 2% qu’il y a vraiment réussite.
Appelés à se projeter dans l’avenir, les Tunisiens expriment le même degré de scepticisme quant aux chances de réussite du combat de Youssef Chahed contre la corruption: 64% pensent qu’il échouera, 34% qu’il réussira «quelque peu» et 2% qu’il sera efficace.
Résumons ces deux constats. Si l’on additionne les échecs et quelque peu de réussite, d’aujourd’hui et de demain, l’on se retrouve avec un verdict sans appel: selon les résultats de l’enquête de la CFIP, une écrasante majorité de Tunisiens, 98% (94+4), ne croient pas que Youssef Chahed ait fait assez dans cette guerre contre la corruption et ils sont convaincus qu’il ne pourra pas en faire plus.
Envoyer une quinzaine barons de l’argent sale devant justice, saisir quelques centaines de tonnes de produits de la contrebande, déclarer haut et fort que la corruption est un mal qui ruine le pays, réaffirmer l’indépendance de la justice… tout cela ne suffit plus. Les intentions d’une seule personne ou d’une seule équipe gouvernementale ne suffisent plus. La chose devrait être prise avec un plus grand sérieux.
Nos amis à l’étranger nous le disent et nous le répètent. Nos partenaires à l’étranger prennent de plus en plus de distance avec notre révolution et notre transition démocratique. Nous devrions également tenir compte…
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