Pour la Palestine, contre l’antisémitisme, intersectionnellement 

Il faut promouvoir une nouvelle solidarité internationale, dans un monde toujours plus interdépendant, affirment les universitaires français signataires de cette tribune où ils condamnent la logique coloniale en jeu dans les territoires palestiniens occupés, la large complaisance occidentale vis-à-vis du gouvernement d’Israël, mais également la violence totalitaire du mouvement Hamas. *  

La logique coloniale en jeu dans les territoires occupés en Cisjordanie et le massacre par l’armée israélienne de dizaines de milliers de civils à Gaza et à Rafah sont insupportables. Nous condamnons aussi la large complaisance occidentale vis-à-vis d’un gouvernement qui ignore les règles du droit international depuis tant d’années et du droit international humanitaire en particulier.

Les massacres perpétrés par le Hamas le 7 octobre sont inacceptables, mais ne justifient en rien la boucherie de Gaza. C’est pourquoi on ne peut que soutenir les mouvements internationaux de protestation étudiante qui demandent un cessez-le-feu, l’arrêt des livraisons d’armes à Israël, le respect des droits humains les plus fondamentaux. On ne peut que saluer les citoyens israéliens mobilisés contre les dérives autoritaires de leur gouvernement et qui font de la libération des otages une priorité. On ne peut que condamner la répression qui s’exerce contre ces mobilisations, ici ou là-bas. Gageons qu’un esprit nouveau surgisse de tout cela, pour ressouder des liens internationaux progressistes. La route sera longue, on le sait.

La route est aussi fort encombrée. Les propositions alternatives ne datent pas d’hier, elles ont un lourd passé dont le passif pèse par inertie. Les mobilisations dans l’urgence sont nécessaires mais non suffisantes. Il faut aussi assumer cette lourdeur du dossier. Durant les occupations étudiantes, les débats contradictoires doivent pouvoir prendre place sur le fond, c’est-à-dire notamment sur les politiques respectives du Hamas et du gouvernement israélien. Nous n’en avons vu trace ni à Lille, ni à Lyon, ni à Lausanne : nulle critique publique du Hamas, notablement, alors que bien des étudiants y étaient disposés, voire ont critiqué le manque de démocratie interne, comme l’un d’entre nous a pu le constater à Lausanne.

A gauche, l’encombrement

Pour les jeunes de gauche aujourd’hui, il n’y a pas qu’une extrême droite, il y en a trois : l’extrême droite pro-israélienne, en soutien inconditionnel des exactions ordonnées par le gouvernement Netanyahou ou couvertes par lui; l’extrême droite traditionnelle française, le Rassemblement national, avec ses groupes radicalisés qui réoccupent la rue et son organisation banalisée aux portes du pouvoir; et il y a la violence islamo-conservatrice, qui a tué, lors d’attentats en Europe, et qui a assassiné en Israël le 7 octobre, en ciblant notamment des militants de gauche. Toutes s’opposent radicalement à l’égalité des droits et des conditions sociales, aux  libertés élémentaires et défendent des formes diverses de xénophobie, aussi bien contre les musulmans que contre les juifs.

A gauche aussi, il y a de l’encombrement. Même si l’héritage des luttes anticoloniales constitue un leitmotiv mobilisateur, idéologiquement, c’est autre chose : comment défendre l’indépendance des peuples en faisant l’impasse sur leurs révoltes face à l’évolution de régimes vers l’autoritarisme politique et la corruption ?

Le degré de rupture avec le régime colonial précédent n’a pas garanti une meilleure évolution. Le Sénégal n’est pas le moins démocratique, alors qu’il était parmi les moins indépendantistes. Et, malgré sa guerre de libération, l’Algérie n’est pas le plus démocratique. A l’inverse, les pays les plus néocoloniaux n’ont pas servi de modèle démocratique, comme dans les cas du Maroc, de la Tunisie ou de la Côte d’Ivoire.

Destinée paradoxale

Bref, il n’est plus possible de soutenir les acteurs de l’indépendance aveuglément, sans tenir compte des politiques qu’ils promeuvent. Le Hamas est un mouvement historiquement ambivalent, entre composante du mouvement palestinien de lutte nationale et islamo-conservatisme autoritaire, sexiste, homophobe et antisémite, qui a choisi, le 7 octobre, d’afficher au grand jour une violence totalitaire digne d’Al-Qaida et de Daech.

De même, l’intersectionnalité connaît une destinée paradoxale : alors que nombre d’étudiants et de militants s’en revendiquent, y compris dans les mobilisations de soutien à Gaza, la pluralité des logiques oppressives et leurs imbrications complexes passent à la trappe. L’oppression coloniale se confond volontiers avec le postcolonial qui en découle, les courants islamo-conservateurs sont comme innocentés, dans leurs versions légalistes autoritaires ou djihadistes meurtrières, l’antisémitisme minoré sinon ignoré.

Pourtant, une même personne peut être discriminée sous un certain angle ou privilégiée sous un autre. On ne peut pas établir de frontière intangible entre une catégorie homogène de «dominants» et une catégorie homogène de «dominés». C’est ce qu’a commencé à comprendre courageusement le procureur général de la Cour pénale internationale, en proposant d’inculper trois dirigeants du Hamas ainsi que le Premier ministre et le ministre de la Défense israéliens, sans stricte équivalence entre les actes des uns et des autres, mais en prenant au sérieux le croisement d’une pluralité de logiques criminelles. Le gouvernement américain a malheureusement choisi de combattre cette initiative.

Nouvelles solidarités

C’est dans un cadre renouvelé qu’il faudra inventer des solutions dans nos relations solidaires avec la Palestine, sans négliger la situation de profonde angoisse politique que traversent les Israéliens, a fortiori lorsqu’ils sont favorables à une solution pacifique au conflit.

La souffrance des femmes et des hommes palestiniens l’exige, notre indignité face à cette souffrance aussi. Beaucoup dépendra de l’émergence de nouvelles solidarités entre les peuples israélien et palestinien, même si l’effort pour réparer l’injustice historique faite aux Palestiniens devrait être une priorité au sein du débat public israélien. A quand un manifeste des 121 [déclaration signée par des intellectuels français en septembre 1960], comme pour l’indépendance en Algérie, mais incluant une condamnation du Hamas ?

Dans cette perspective, les mouvements étudiants contre les massacres à Gaza, pour le cessez-le-feu en Palestine et le retour des prisonniers palestiniens doivent inclure dans leur horizon la condamnation des massacres du 7 octobre par le Hamas et le retour des otages israéliens. Par ailleurs, il ne doit y avoir aucune tolérance vis-à-vis de propos antisémites. Il s’agit de promouvoir une nouvelle solidarité internationale, dans un monde toujours plus interdépendant.

* La tribune est signée par Philippe Corcuff, professeur de science politique à Sciences Po Lyon ; Philippe Mesnard, professeur de littérature comparée à l’université Clermont-Auvergne; Marion Paoletti, professeure de science politique à l’université de Bordeaux; Alain Policar, chercheur en science politique à Sciences Po Paris; Ivan Sainsaulieu, professeur de sociologie à l’université de Lille, chargé de cours à l’université de Lausanne; Haoues Seniguer, maître de conférences à Sciences Po Lyon; Sophie Wahnich, directrice de recherche au Centre national de recherche scientifique, Pacte, Sciences Po Grenoble.