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Visite d’Erdogan en Tunisie : Le sultan ottoman sur «ses» terres

Lors de la dernière visite d’Erdogan à Tunis, l’Etat tunisien a accepté de se soumettre à l’arrogance brutale d’un despote sanguinaire.

Par Yassine Essid

De temps en temps surviennent des événements importants qui marquent l’actualité, excitent les médias, suscitent des débats, provoquent parfois l’indignation des uns et l’approbation des autres, puis décélèrent après un bref emballement, retombent comme un soufflé refroidi, se muent en un événement vide, sans signification, ni conséquence, laissant irrésolues de graves péripéties.

Poussière d’empire… ottoman

Ainsi, en est-il de la dernière visite du président, pardon, du sultan turc, Recep Tayyip Erdoğan; la dernière étape d’une fougueuse pérégrination africaine allant du Soudan, propriété de l’empire ottoman pendant quatre siècles, au Tchad, jadis principal pourvoyeur d’esclaves emmenés de force jusqu’à Constantinople pour y être vendus, pour se terminer par la Tunisie, ancienne régence ottomane dès 1574, protégée à l’époque par le pouvoir permanent de la milice turque.

Erdogan était accompagné d’une dizaine de ministres et d’une centaine d’hommes d’affaires désignés par l’appellation, tirée du bestiaire de la faune sauvage, de «tigres anatoliens». Des entrepreneurs déterminés, très agressifs à l’export, considérés comme les véritables acteurs du dynamisme de l’économie turque et qui constituent une partie de la base électorale d’Erdogan. Celui-ci, dit-on, ne cherche qu’à nouer, partout où il passe, des accords de «partenariats»: diplomatiques, militaires et surtout commerciaux, qui relèvent en fait d’une stratégie de conquête destinée à asseoir l’influence de la Turquie dans le monde arabe et rendre à son pays le rôle de puissant leader du monde musulman.

Dans sa stratégie de disputer à l’Arabie saoudite son hégémonie sur le monde islamique, Erdogan se pose de plus en plus en défenseur des Syriens. Lors de sa visite à Tunis, il s’en était violemment pris à son ami d’hier, dans un contexte tout à fait inapproprié pour de telles déclarations. «Je le dis très clairement, Bachar Al-Assad est un terroriste qui a eu recours au terrorisme d’Etat», a-t-il tonné.

Quant aux Palestiniens opprimés, Erdogan appelle aujourd’hui les Etats musulmans à reconnaître Jérusalem-Est comme la «capitale de la Palestine». Une politique qui contraste dans ce domaine avec celle de Riyad, plus que jamais aux bottes des Etats-Unis.

Tout régime qui revendique le qualificatif de démocrate, qui vise le progrès matériel et moral du corps politique et l’intégration du corps social, est appelé également à souscrire à certains principes universels à la base des relations internationales. Il doit, en effet, ne ménager aucun effort pour renforcer l’Etat de droit ainsi que le respect des libertés fondamentales. Dans la mesure où le principe de neutralité idéologique est de moins en moins en vigueur, le respect aveugle de la souveraineté et la non-ingérence dans les affaires intérieures d’un autre pays cessent, dès lors, d’êtres tabous.

Par conséquent, la diplomatie est-elle davantage empreinte d’un esprit nouveau qui requiert que les Etats favorisent et encouragent le principe de légalité, les engagements internationaux et la bonne gouvernance.

D’ailleurs, certains dirigeants occidentaux, en visite officielle dans certains pays peu soucieux des libertés politiques, n’hésitent pas à déplorer, à l’adresse de leurs homologues, la faiblesse des réformes dans ce domaine, appellent à l’adoption de mesures concrètes pour garantir la liberté d’expression, et n’hésitent pas à attaquer le régime du pays hôte sur l’existence de prisonniers politiques, au risque de susciter des polémiques et provoquer des incidents diplomatiques.

Pouvoir personnel démesuré et autoritarisme liberticide

Les choses se compliquent lorsque le dirigeant étranger en visite est loin d’être un modèle de libéralisme, qu’il est peu respectueux de la justice et des conventions internationales. Incarnant un pouvoir personnel démesuré, Erdogan est devenu ces dernières années l’habile artisan d’un redoutable processus d’institutionnalisation de l’autoritarisme. Sa politique liberticide est aux antipodes des valeurs que l’opposition politique en Tunisie ne cessait pourtant de dénoncer du temps de Ben Ali. Or sa visite ne suscita qu’une timide indignation de la part de la société civile.

Dressons un court palmarès de ses outrageuses besognes.

Passons sur sa soif insatiable de pouvoir, sa mégalomanie démesurée, sa foi en la puissance de ses idées et de ses actions notamment celles de rétablir, par la politique autant que par la diplomatie, la puissance d’un nouvel empire qui serait, malgré l’immensité de ses territoires et de sa diversité humaine, une puissance régionale incontournable.

Erdogan a surtout sapé les fondements mêmes de la démocratie en Turquie à travers un certain nombre de réformes constitutionnelles, y compris celle lui permettant de s’octroyer deux mandats supplémentaires, jusqu’en 2029, et d’instaurer un système présidentiel qui ne connait pas la séparation des pouvoirs.

Erdogan s’est aussi emparé du pouvoir militaire. En 2010, le gouvernement a voté une réforme de la Constitution qui réduit les pouvoirs de la haute magistrature et de l’armée. Un décret fut d’ailleurs promulgué en ce sens, autorisant le gouvernement à passer outre l’autorité du chef d’état-major.

Dans ce contexte déjà fortement répressif, dans lequel d’indésirables juges et procureurs étaient incarcérés, où les indésirables médias étaient bâillonnés et de nombreux journalistes arrêtés pour cause de «délit d’opinion», la Turquie témoignait parallèlement d’une forte croissance économique.

Erdogan et son agent à Tunis, Rached Ghannouchi.

Une tentative de putsch militaire «don de Dieu»

La tentative de putsch militaire, qualifiée de «don de Dieu» par le despote Erdogan, est arrivée à point nommé pour lui permettre d’éliminer tous ceux qui n’étaient pas de son bord : 150.000 fonctionnaires démis de leurs postes, 3000 officiers révoqués qui, en d’autres temps auraient été déportés et massacrés méthodiquement dans le désert d’Anatolie, 3.228 procureurs de la juridiction civile et administrative (dont 518 juges) ont été transférés, mutés ou rétrogradés et 88.000 policiers, journalistes, enseignants et autres fonctionnaires mis en détention. Des avocats sont arrêtés parce qu’identifiés à la cause qu’ils défendent et la moitié des journalistes d’opposition incarcérés. De la sphère médiatique ne subsiste qu’une seule chaîne de télévision et un seul journal d’opposition en activité.

La moindre critique de la politique d’Erdogan, ainsi que des représentants du gouvernement, constitue un motif de poursuites pénales. Les écoutes téléphoniques sont généralisées et de nombreux citoyens turcs, craignant pour leur vie, ont fui laissant leur famille derrière eux.

Plus grave, dévoré par son ambition politique, Erdogan se sert surtout de l’islam pour convertir le plus grand nombre à sa doctrine, à l’intérieur comme à l’extérieur de la Turquie. Ainsi, le nombre de mosquées est passé de 60.000 en 1987 à plus de 85.000 en 2015. Un projet vise à construire des mosquées dans 80 universités publiques différentes, et l’université d’Istanbul, désormais université Ibn Khaldoun, a été convertie en centre d’études islamiques. Elle fut d’ailleurs inaugurée en mai 2017 conjointement par le président turc et Rached Ghannouchi.

Une islamisation de l’Etat au pas de charge

Par ailleurs, l’effectif du personnel de la direction générale des Affaires religieuses passa de 600 à 15.000 agents. Celui des imams passa à son tour de 850 à 11.000, celui des muezzins de 450 à 2.500, et des enseignants de cours coraniques de 150 à 500. De plus, à partir de la rentrée 2013, les étudiants d’Université étaient appelés à répondre à 5 questions sur l’islam lors de l’examen obligatoire d’entrée. Assez pour exciter la jalousie d’Ennahdha.

Dans le même ordre d’idées, l’Etat turc, qui avait longtemps servi de passoire pour les djihadistes, les laissant transiter en direction de la Syrie, avait largement profité de l’achat de pétrole au groupe terroriste Daech.

L’affaire des migrants nous fait découvrir un autre Erdogan, fieffé maître-chanteur cette fois. Pour tarir le flux des migrants encouragé par le gouvernement turc, l’Union européenne (UE) a dû signer, le 18 mars 2016, un accord prévoyant que la Turquie réadmettra sur son territoire tout migrant irrégulier qui sera arrivé sur les côtes grecques après avoir transité par son territoire. En contrepartie, l’UE versera à Ankara 3 milliards d’euros destiné à la gestion des réfugiés en Turquie. Elle doit également assurer le financement d’autres projets en faveur de personnes bénéficiant d’une protection temporaire en Turquie, pour 3 milliards d’euros supplémentaires, jusqu’à fin 2018. En matière de chantage, la Turquie a des longueurs d’avance sur tous les autres pays du monde. Bravo!

En Tunisie et en Egypte, le «Printemps arabe», que le gouvernement turc a été parmi les premiers à soutenir, devait mettre un terme à une vision modernisatrice de la société et à l’interdiction d’un islam politique qui distanciait les régimes de Ben Ali et de Moubarak d’une AKP qui entretenait de bonnes relations avec les Frères musulmans tunisiens et égyptiens qu’elle espérait voir prendre un jour le pouvoir. C’est d’ailleurs le sens qu’il faut donner aux fréquents chassés-croisés d’Erdogan et de Ghannouchi, alors décidés à prouver au monde que «l’islam et la démocratie sont compatibles».

Un slogan qui inspire toujours et jusqu’à l’écœurement le dirigeant d’Ennadha et consorts.

Or, c’est le même Erdogan qui avait déclaré, en 1992, que «la démocratie est comme un tramway, il va jusqu’où vous voulez aller, et là vous descendez». Autrement dit la démocratie n’était, à ses yeux, qu’un moyen, et l’élection l’instrument commode permettant à la cause des islamistes de triompher. En Turquie, cela fait 10 ans que le tramway est en gare et n’est plus jamais reparti. A croire que la volonté et la souveraineté du peuple ne servent qu’une seule fois, le temps du trajet qui permet aux islamistes de parvenir au pouvoir et de s’assurer l’éternité.

Erdogan fait le signe de ralliement aux Frères musulmans à Tunis et Kharthoum. 

L’accueil humiliant du Grand turc

Au Soudan, comme au seuil de l’entrée du palais de Carthage, Erdogan a eu l’outrecuidance de lever la main de «Rabia», signe de son ralliement aux Frères musulmans. Comme cela ne lui suffisait pas, il s’est conduit pendant toute la durée de sa visite en territoire conquis, prenant carrément possession du palais de Carthage.

En effet, et contrairement aux usages, il a posé comme condition pour sa visite à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), la présidence en personne de la réunion avec les dirigeants des blocs parlementaires. Il a fallu que le président de l’ARP se déplace lui-même au palais de Carthage, accompagné d’une délégation parlementaire, pour éviter la rupture avec un invité râleur et capricieux. Nombreux sont ceux qui avaient reproché au président de l’ARP de s’être soumis au diktat d’Erdogan, mais à quoi bon provoquer un incident avec un chef d’Etat aussi provocateur qu’imprévisible et qui n’est pas à son premier impair diplomatique?

Passons maintenant au bilan de cette visite et son cortège de signatures de protocoles d’accords et de promesses de coopération futures. L’arrivée d’une forte délégation d’hommes d’affaires aurait normalement de quoi réjouir un gouvernement en mal d’investissements étrangers. Or, après une croissance à 2 chiffres pendant plusieurs années, l’économie turque connait aujourd’hui un ralentissement en raison de l’environnement international défavorable. Pour un pays dont la prospérité est basée sur l’essor permanent de son commerce extérieur, mais qui enregistre des déficits avec ses deux principaux clients: la Chine et la Russie, le souci principal est de promouvoir de nouveaux marchés pour ses produits. Rappelons-nous les crédits turcs accordés à la Tunisie sous la «troïka», l’ancienne coalition gouvernementale conduite par les islamistes du parti Ennahdha. Ils étaient principalement destinés à financer l’acquisition de produits d’origine turque. C’était tout bénéfice pour un pays qui exportait déjà 6 fois plus de produits vers la Tunisie que la Tunisie n’en exportait vers la Turquie.

Erdogan réunit la représentation nationale tunisienne au… Palais de Carthage qu’il a investi avec arrogance. 

Alors, dans un domaine qui aurait pu donner sens à une telle visite, le milieu des affaires ne rencontrera que des déboires. Quant au gouvernement, il bénéficiera tout au plus de quelques dons, comme celui des bennes à ordures.

Si l’accueil du Grand turc a réconforté les dirigeants d’Ennahdha, toujours séduits par son islamisme radical, ravivant leur espoir quant à l’avènement d’un empire islamique porteur de nouvelles valeurs face à un Occident démocratique et décadent, l’Etat tunisien, pour des raisons abusivement réduites, a dû subir le comportement d’un grand habitué des déclarations extrêmes qui a troqué la politesse et les belles manières contre l’arrogance et les mépris.

Maintenant quelle leçon doit-on retenir de cette visite? Pour des raisons abusivement réduites, un Etat accepte de se soumettre à l’arrogance brutale d’un despote sanguinaire. Or, les questions des droits et des libertés font appel non aux sentiments de l’homme, mais à sa raison et prétendent à l’universalité. L’exercice de la démocratie et le respect des droits de l’homme ne s’arrêtent pas aux frontières d’un pays. Un Etat de droit doit dès lors marquer des limites dans ses rapports avec les nations étrangères et leurs dirigeants et, pour quoi pas, dénoncer les abus de leurs régimes au nom de principes universels et non par ingérence dans leurs affaires. Bref, leur déclarer qu’ils sont carrément indésirables.

 

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