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Tunisie – Union européenne : Les origines historiques de l’Aleca (2/2)

L’Aleca, accord que doit signer la Tunisie avec l’Union européenne avant la fin de 2019, s’inscrit dans une logique historique de limitation de la souveraineté économique de notre pays et de renforcement de sa dépendance totale du capital mondial.

Par Ahmed Ben Mustapha *

L’histoire des relations tuniso-franco-européennes, souvent méconnue de la plupart des Tunisiens et aussi des Européens, est riche en enseignements dans la mesure où elle permet de mettre en lumière la continuité des politiques et des modes opératoires mis en œuvre par la France pour coloniser la Tunisie puis pour préserver les acquis coloniaux et les mêmes rapports de domination après l’indépendance.

En vérité, le processus de décolonisation, qui est une œuvre de longue haleine, n’a pas été favorisé par le contexte géopolitique de l’époque marqué par la guerre froide et la propension des pays occidentaux à privilégier la préservation de leurs marchés et de leurs zones d’influence face à la puissance montante du bloc socialiste.

Ainsi, la Tunisie s’est trouvée impliquée d’emblée dans deux processus parallèles de négociation aux objectifs contradictoires. L’un au niveau bilatéral avec la France destiné au recouvrement de sa souveraineté et l’autre au niveau multilatéral avec la Communauté économique européenne (CEE) destiné à l’intégrer à travers le commerce inégal au marché commun européen.

En réalité, la France et l’Europe ont privilégié et instrumentalisé le processus multilatéral pour se désengager des obligations des indépendances et instituer de nouveaux rapports hégémoniques avec la rive sud de la Méditerranée.
Or, une vraie décolonisation n’était concevable que sur le long terme et elle supposait la conception et la mise en œuvre d’une stratégie industrielle comparable à celle qui a permis aux pays émergents, en une ou deux générations, de se soustraire au sous-développement par le développement de leurs propres technologies, leurs propres gammes de produits industriels, la modernisation de leur agriculture et l’optimisation ainsi que la valorisation industrielle de leurs ressources humaines et matérielles.

Mais une telle évolution n’était pas concevable en raison de l’hostilité de la France et de la CEE à la stratégie tunisienne de décolonisation économique des années 60 et l’imposition de l’économie de marché comme cadre privilégié de coopération entre les deux parties indépendamment des besoins et des spécificités économiques de la Tunisie.

1) Le multilatéralisme et la dépendance économique au service de l’hégémonisme français sur la Tunisie

En vérité l’opposition des responsables français à l’indépendance est maintenant admise par les historiens qui dévoilent que la stratégie française concevait l’autonomie interne basée sur la «coopération avec les élites nationales comme méthode plus sagace que la force pour obvier à l’indépendance et maintenir la Tunisie dans le giron de la métropole» (Samir Saul dans son ouvrage paru en 2016 et intitulé ‘‘Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945- 1962)’’.)

Cet ouvrage reproduit une déclaration de Pierre Mendès-France qui «n’envisage pas l’indépendance de la Tunisie même à l’issue d’un stage très long. J’ai toujours pensé que les deux Etats devaient demeurer associés étroitement et durablement et je me suis toujours élevé contre les prétentions à l’indépendance même future et lointaine».

En effet, la France et l’Europe, sorties affaiblies et amoindries de la seconde guerre mondiale qui les a dépouillés du leadership mondial, étaient soucieux de préserver leurs zones d’influence et leurs marchés traditionnels au sud de la Méditerranée ainsi que le monopole de l’exploitation des ressources et des richesses jugées vitales à leur développement.

D’ailleurs, le concept d’indépendance et d’Etat national doté de frontières, d’une souveraineté monétaire et d’une économie protégée est incompatible avec l’économie de marché, le libre échange commercial et la notion d’«interdépendance» que l’on retrouvera dans le protocole d’indépendance de 1956 au même titre que l’acte fondateur du G7 dont la vocation première était d’imposer la vision économique occidentale globalisante au reste de la planète.

En effet, la création du G7, à l’initiative de la France en 1975 après la crise pétrolière de 1973 due au boycott pétrolier arabe, est considérée par certains spécialistes comme une reprise en main occidentale des affaires du monde et un coup d’arrêt aux velléités indépendantistes des pays du tiers-monde et des non-alignés ainsi que leurs aspirations à un nouvel ordre mondial plus juste et plus équilibré.

Et c’est ce qui explique que la Tunisie n’a jamais pu envisager de s’émanciper de l’économie de marché et du libre échange dominé par l’Occident comme forme de gestion privilégiée des relations internationales et des rapports nord-sud indépendamment des disparités économiques et des écarts de développement.

Mais, en dépit de ces entraves, la Tunisie a connu, durant les trois premières décennies de l’indépendance, des transformations et des avancées majeures dans le sens de l’édification d’un Etat tunisien souverain et stratège doté d’un projet national et d’une vision d’avenir.

Pourtant, cet édifice demeurera fragile en raison de l’instabilité politique et des multiples changements opérés dans la politique économique tunisienne sous la pression franco-européenne ainsi que les difficultés et les crises internes et notamment la crise de l’endettement du début des années 80 qui conduira la Tunisie à souscrire pour la première fois aux plans d’ajustements structurels du FMI.

2) La crise de l’endettement et ses répercussions économiques sur la Tunisie

La décennie des années 80 correspond à l’émergence de l’ultra-libéralisme économique prôné par l’administration Reagan et imposé à l’échelle mondiale par le G7 qui mène désormais une gestion oligarchique des affaires économiques et des relations commerciales basée sur la promotion du libre commerce et l’élimination des obstacles au libre échange.

Les outils de cette politique sont les institutions financières internationales notamment le FMI et la Banque mondiale qui, dominés par les membres du G7, ont développé des recettes standardisées inspirées du «consensus de Washington» (dérégulations, privatisations abusives, destruction et marchandisation des services publics, désindustrialisation, dépréciation de la monnaie nationale, exclusion de l’Etat de son rôle de stratège et du système productif, ouverture des secteurs stratégiques aux investisseurs étrangers, insertion dans le libre échange inégal…) applicables indistinctement aux pays en difficultés sans tenir compte ni de leur niveau de développement ni de leurs spécificités économiques.

En Tunisie, l’Etat qui a été au centre du processus de développement et d’industrialisation est confronté en 1984 à une crise d’endettement qui aboutit en 1986 à la mise en œuvre du premier plan d’ajustement structurel (PAS) convenu avec le FMI. Depuis, la Tunisie a perdu sa souveraineté décisionnelle dans la détermination de ses choix stratégiques et l’Etat tunisien s’est vu dépouillé de son rôle économique et de ses fonctions productives et régulatrices pourtant essentielles en l’absence d’un secteur privé tunisien performant.

Le changement de régime opéré en 1987 coïncide avec les prémisses d’un nouvel ordre économique dominé par les Etats-Unis et ses alliés occidentaux et basé sur la promotion du libre échange illimité des biens et des services en tant que seule forme de gestion des relations économiques à l’échelle mondiale notamment après l’effondrement du bloc soviétique.

3) Le processus de Barcelone et l’insertion de la Tunisie dans le libre échange industriel prélude à l’Aleca

Cette politique de globalisation économique est initiée par la création de l’OMC à laquelle la Tunisie adhère en 1994; préalablement la législation tunisienne connait des mutations profondes dans le sens de l’ouverture et de l’insertion à l’international ainsi que la levée du protectionnisme et des obstacles au libre échange.

Ainsi le nouveau code des investissements de 1993 instaure le principe de la liberté d’investissement ainsi que la privatisation de la plupart des services publics désormais accessibles au capital étranger.

Parallèlement, l’ensemble européen connait des mutations essentielles avec la création de l’UE qui a succédé en 1992 à la CEE. Celle-ci mène une politique d’élargissement accélérée favorisant l’adhésion des pays de l’ex-bloc soviétique ainsi que l’intégration poussée des pays du sud de la Méditerranée à l’économie européenne dans le cadre d’une nouvelle vision des rapports nord-sud qui se veut plus globale et non réduite à la dimension purement commerciale.

Cette nouvelle politique dite de voisinage se présente comme le pilier du processus de Barcelone qui prône la mise en place d’un nouveau partenariat nord-sud multidimensionnel, et censé favoriser l’édification d’un espace méditerranéen de paix, de sécurité et de prospérité partagée.

Mais l’expérience a démontré que l’UE a toujours privilégié la promotion du libre commerce basée sur la conclusion d’accords bilatéraux standardisés de libre échange industriel qui ne sont en fait que le prélude à une politique d’intégration poussée à l’ensemble européen par le biais de l’Accord de libre échange complet et approfondi (Aleca).

En vérité, ces accords bilatéraux ont été privilégiés au vu des difficultés rencontrées par les pays occidentaux pour imposer l’extension du libre échange aux secteurs des services au sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).

Et l’accord de 1995 portant sur les échanges de produits industriels conclu entre la Tunisie et l’UE a été conçu et mis en œuvre dans le cadre de ce nouvel ordre économique censé consacrer la mainmise occidentale sur les échanges mondiaux à travers ces nouveaux mécanismes de domination.

4) Maintien de la politique européenne de promotion de l’Aleca après la révolution

Après la révolution, le G7 et l’UE ont, à l’instigation de la France, proposé à la Tunisie lors du sommet du G7 à Deauville en 2011 un nouveau «partenariat pour la démocratie» adossé aux valeurs démocratiques qui sont censées être désormais partagées avec le monde dit libre lequel s’était engagé à rompre avec sa politique complaisante envers les régimes despotiques dans le monde arabe en y favorisant les conditions propices à une véritable transition politique et économique.

Mais les engagements pris envers la Tunisie (plan Marshall et restitution des avoirs volés) pour concrétiser cette volonté de changement étaient conditionnés par l’extension du libre échange à travers l’Aleca et la prise en charge de la dette de l’ancien régime; d’ailleurs ils ne seront pas suivis d’effet alors que la Tunisie a continué en échange de ces promesses à s’endetter lourdement en consacrant une bonne partie de ses nouveaux emprunts au service de la dette.
Parallèlement, les fuites de capitaux et d’investisseurs ainsi que les déficits courants se sont accentués atteignant des seuils inégalés depuis l’indépendance.

D’où les énormes difficultés économiques et financières auxquelles elle s’est trouvée rapidement confrontée ce qui l’a contrainte à souscrire depuis 2013 et à nouveau depuis 2016 aux PAS du FMI dont la mise en œuvre est étroitement synchronisée avec l’accélération de la signature de l’Aleca.

Mais ces prétendues réformes n’ont fait n’ont fait qu’aggraver les difficultés de la Tunisie qui traverse l’une des périodes les plus sombres et les plus critiques de son histoire contemporaine. Inexorablement, elle semble s’orienter vers un effondrement économique et financier dans un contexte politique et social explosif aggravé par un blocage de la transition démocratique, une dégradation continue de ses indicateurs économiques et une explosion de son endettement extérieur devenu insoutenable et ingérable.

Pourtant, les pressions de l’UE pour la conclusion de l’Aleca ne se sont jamais démenties à ce jour en dépit des multiples réserves que suscite cet accord à juste titre au sein de la société civile des deux côtés de la Méditerranée.
Et le seul argument fallacieux invoqué depuis l’indépendance pour contraindre la Tunisie à souscrire à de tels engagements suicidaires est la prétention qu’elle bénéficiera du libre accès au vaste marché européen. Mais nos partenaires européens n’ignorent pas qu’il s’agit d’un avantage purement fictif du fait que la Tunisie n’est pas un pays industriel mais un simple atelier industriel dépourvu de technologies et de secteurs productifs innovants et compétitifs à l’international.

Conclusion

Jamais le destin de la Tunisie et celui de la région arabe et méditerranéenne n’ont autant été associés aux ingérences des parties étrangères, notamment du G7 et en particulier la France ainsi que l’Otan, l’Union européenne, le FMI et les institutions financières internationales.

Et ceci s’est encore vérifié en relation avec la crise gouvernementale actuelle en Tunisie associée à l’appui manifesté par le G7 au chef du gouvernement en échange de l’adoption d’une feuille de route incluant l’Aleca et l’accord sur les migrations clandestines au nombre des priorités stratégiques que le gouvernement s’engage à conclure en 2019, sans tenir compte des graves dommages occasionnés à la Tunisie depuis l’indépendance par ce genre d’accords injustes et déséquilibrés.

À ce propos, le dossier des migrations est un des volets du «partenariat pour la mobilité» signé en 2014, qui devrait être reconsidéré dans sa globalité au même titre que l’Aleca puisqu’il institue au profit de l’UE la latitude de faciliter les migrations des compétences tunisiennes vers l’Europe tout en engageant la Tunisie à établir sur son territoire des centres d’accueil des migrants clandestins refoulés des pays européens.

En fait, l’UE souhaite exclure ces dossiers du débat national et des échéances électorales tunisiennes ce qui a gravement hypothéqué la démocratie tunisienne déjà chancelante. Plus grave, l’UE impose une sorte de politique du fait accompli manifestée par l’introduction de l’Aleca par touches successives dans la législation tunisienne sans attendre l’issue des négociations qui sont ainsi devenues de pure forme.

Il importe de souligner que la reconduction de ce schéma de relations entre les deux rives est intrinsèquement liée au rôle politique et économique central et envahissant assumé par la France en Tunisie avant et durant la période coloniale, ainsi qu’au lendemain de l’indépendance et après la révolution.

Au final, et compte tenu du bilan de ces politiques, il est impératif de les soumettre à un dialogue national en vue de parvenir, en prévision des prochaines élections législatives et présidentielles de 2019, à un consensus national et une nouvelle vision d’avenir de nos relations avec nos partenaires essentiels de la rive nord prenant en compte nos spécificités économiques et culturelles, et nos priorités nationales en matière de développement telles que définies par notre constitution.

* Ancien ambassadeur chercheur en diplomatie et relations internationales.

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