Le chantage de l’UGTT : «Le pognon avant les élections».
Ce seront encore et toujours les plus démunis qui payeront le prix fort de revendications salariales, certes légitimes, mais ne pouvant ni ne devant occulter la légitimité supérieure de la solidarité, et surtout le droit du plus grand nombre, tels ces élèves et étudiants malmenés par le syndicat de l’éducation.
Par Farhat Othman *
L’usage idéologique de la grève est fait de faux-semblants et faux-fuyants en une Tunisie à la dérive, encore soumise aux lois de la dictature, où la condition économique de la majorité citoyenne a empiré.
Le sens de la grève comme cessation de travail et défense d’intérêts est récent. À l’origine, le mot (du latin grava : gravier) désignait le contraire : le terrain plat situé au bord de la mer ou d’un cours d’eau. L’expression «être en grève» voulait ainsi dire «chercher du travail». Ce n’est que plus tard que le sens a donné le débrayage actuel.
La grève en arme idéologique
Ce retournement de sens est comparable à l’usage fait de la grève. Au prétexte de servir l’intérêt des démunis, on le dessert en faisant des victimes du plus grand nombre. Ce décalage entre le sens du mot et l’usage qui en est fait est symptomatique du fait que la grève est devenue une arme redoutable pouvant échapper à ses initiateurs comme une bombe explosant entre les mains de son utilisateur.
En Tunisie, la grève ne se présente pas seulement en arme politique; elle l’est aussi idéologique. La décision de la commission administrative de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), au lendemain de la récente réussite de sa grève de la fonction et du secteur publics, le 17 janvier 2019, l’illustre bien, décidant un débrayage pour les 20 et 21 février prochain.
L’escalade à l’égard du gouvernement est évidente avec le ton comminatoire exigeant le «pognon avant les élections» pour la stabilité dans le pays. Certes, la centrale syndicale prend soin de préciser qu’elle appelle à un autre choix de gouvernance pour une économie solidaire articulée sur un service public performant et une sécurité sociale revitalisée. Cela est légitime, mais n’occulte pas la question incontournable de savoir comment y arriver et qui est responsable de la situation de crise ayant amené le plan de développement libéral contesté. Car l’ordre libéral dénoncé était à la base même de la donne révolutionnaire dont on sait aujourd’hui les tenants et les aboutissants : une alliance capitalislamiste sauvage avec la bénédiction des autorités du pays.
Il importe aussi de noter que le recours à l’arme redoutable de la grève suppose de la garder hors des dérives idéologiques, en sauvegarder la légitimité, ce qui impose l’effectivité de l’ordre démocratique dont elle relève et qui ne doit pas être pure fiction. Or, la démocrate est introuvable en Tunisie où l’on n’a même pas abrogé encore les lois de la dictature qui continuent à brimer le peuple.
Aussi, cette grève ayant lieu dans un pays non seulement en crise, mais à la dérive, où l’environnement légal demeure pour l’essentiel scélérat et la condition de la majorité des Tunisiens pire qu’avant la supposée révolution, l’usage qui en est fait est porteur de faux-semblants et de faux-fuyants occultant des vérités à rappeler.
Par exemple, le fait que le dégraissage du mammouth de la fonction publique a été rendu inévitable par des recrutements idéologiques abusifs, que la crise de la dette et du pouvoir d’achat a été aggravée par les largesses indues des gouvernements de la troïka, l’ancienne coalition conduite par Ennahdha, que l’option libérale est au cœur de la transition démocratique, bénéficiant en premier aux nouveaux venus sur la scène politique, partisans du parti islamiste dont l’une des missions, dans le cadre de l’alliance avec la capital mondial ayant favorisé leur arrivée au pouvoir, est de lui ouvrir la Tunisie sans restrictions.
Faux-semblants de la grève
Dans une Tunisie en marche forcée vers un État de droit, les instruments de la démocratie telle la grève, ou encore l’acte électoral, ne doivent pas relever d’une comédie du pouvoir bien huilée où ce qui compte se résout dans les rapports de force de certains pans de la société avec des groupes de pression. L’intérêt le plus général doit primer en une société livrée à elle-même pour survivre dans un environnement d’illégalités à outrance.
Aussi, user des outils politiques des démocraties bien structurées dans ce pays qui ne l’est pas encore ne relève que du simulacre, n’ayant qu’une apparence mensongère, étant au service d’une idéologie qui ne s’affiche pas ou d’intérêts qui se cachent. Or, en plus des structures démocratiques, il manque à la Tunisie des droits justes et des libertés avérées pour les citoyens afin de légitimer la cessation du travail, lui éviter d’être l’instrument aux mains de privilégiés et non au bénéfice les plus miséreux du pays, soit la majorité du peuple.
Dans un tel état de non-droit, la grève a pour principale victime les masses les moins fortunées. En effet, si les majorations salariales demandées par la centrale syndicale sont satisfaites, elles seront bien, au final, prises dans les poches des plus démunis en premier au vu du désordre financier du pays. Ce seront donc encore et toujours eux qui payeront le prix fort de revendications matérielles, certes légitimes, mais ne pouvant ni ne devant occulter la légitimité supérieure de la solidarité, et surtout le droit du plus grand nombre, tels ces élèves et étudiants malmenés par le syndicat de l’éducation.
Au vrai, même si elle concentre sur le gouvernement et sa politique ses attaques, la grève est une contestation évidente de l’ordre actuel, visant tout le système en place. La dénonciation de la politique de restriction salariale imposée par le FMI ou des privatisations projetées des services publics ne met pas seulement en cause le gouvernement actuel, plutôt la logique de gouvernance de laquelle il relève. Or, elle a été celle des gouvernements précédents et sera de tout gouvernement tant qu’on n’aura pas eu le courage de la mettre en cause; ce qui engage tout le monde. Il s’agit, bien évidemment, de la logique néo-libérale imposée à la Tunisie et acceptée sans broncher par les autorités de la révolution. Cela va donc au-delà du gouvernement actuel et à venir; c’est la base même de tout ce qui s’est passé en Tunisie avec la sortie de la dictature.
On ne peut plus ni le nier ni l’ignorer, le coup du peuple, la supposée révolution tunisienne, a été initié pour ouvrir la Tunisie au capital mondial, outre les visées de stratégie militaire en Libye et en Syrie. C’est ce qui a amené les islamistes au pouvoir et en fait les maîtres du jeu politique dans le pays. Reconnaître cet ordre des choses aiderait à réhabiliter la grève aujourd’hui dévergondée pour mieux incarner les revendications populaires aux droits et libertés consacrés par la Constitution et agir en premier à les concrétiser. Le syndicat, comme le gouvernement, pourrait y aider en répudiant la langue de bois sur la souveraineté, osant réaliser et rappeler que son sens a changé en ce monde globalisé, qu’il ne signifie plus l’autonomie de la décision nationale, mais son adéquation aux intérêts majeurs interdépendants.
Faux-fuyants de la grève
L’usage de la grève, en plus d’être une illusion, sert aussi de faux-fuyant, échappatoire par laquelle on évite de s’impliquer d’une manière ou d’une autre dans ce qui importe le plus en Tunisie, la réalisation effective de l’État de droit devant se manifester dans un environnement de légalité, notamment international. Une telle dérobade des réalités par nos élites, tergiversation pour le moins, concerne notamment l’état de la législation, scélérat à plus d’un titre. Or, la grève l’aggrave avec les dommages collatéraux qu’elle occasionne en ce pays déjà légalement sinistré. Elle ne sert ainsi que les intérêts de ceux — toujours une minorité — qui en usent au détriment des intérêts de ceux qu’ils prennent en otage de leurs revendications — et qui sont toujours une majorité dans le pays, pauvre et miséreuse qui plus est, bien plus pauvre que ceux qui revendiquent, arrivant malgré tout à joindre les deux bouts.
Or, ces revendications n’ont même pas un intérêt vital pour les masses asservies qu’on asservit encore plus tout en oubliant que, bien plus que ceux qui manifestent et ont le droit et le privilège de le faire, elles n’ont nul droit encore. Le drame de la Tunisie vient bien de l’absence d’un tel droit pour tous, négation des libertés fondamentales de tous; d’autant plus que cela se fait au nom d’un libéralisme outrancier que les revendications matérielles manifestent.
Les grèves à répétition ne sont que de faux-fuyants n’aidant en rien à résoudre les problèmes du pays puisqu’elles ne se soucient pas de ce qui y est essentiel : l’État de droit, non d’apparat, une apparence de droit, une sous-démocratie ou État de similidroit. Devenues simples outils, ces grèves s’insèrent bien dans la logique dominant le monde qu’elles contestent en théorie tout en ne faisant que le renforcer : ce matérialisme à outrance renouant avec le capitalisme sauvage.
Ainsi, l’UGTT a beau prétendre défendre le service public, elle n’est pas moins son premier fossoyeur avec ses grèves à n’en pas finir, y démobilisant les rares bonnes volontés qui y sont encore, y renforçant des agitateurs, supposés syndiqués, n’agissant que pour sa banqueroute.
N’est-ce pas la triste réalité du service public qu’il soit de l’éducation, de la santé, des transports ou de la fonction publique?
Comme on suppute un tournant majeur dans le pays avec les prochaines grèves, le gouvernement serait inspiré de l’anticiper en donnant lui-même le tempo. Cela pourrait se faire, sur le plan juridique, en décidant l’abrogation des circulaires liberticides, cet infra-droit qui vicie la prétention de la Tunisie à être un État de droit et qu’il pourrait aussi servir par actes ministériels ordonnant que l’on se conforme à la Constitution, ni le parquet ni les forces de police n’appliquant plus les textes hors-la-loi encore en vigueur bien que devenus nuls avec la promulgation de la Constitution.
Politiquement, il pourrait révolutionner la donne en situant les problèmes du pays à l’endroit, appelant non seulement à la libre circulation humaine dans un espace méditerranéen ou francophone de démocratie, mais aussi au dépôt de la candidature de la Tunisie à l’adhésion à l’Union européenne (UE), une manière d’échapper à la situation de dépendance informelle sans droits. Cela permettrait au pays de faire face aux diktats de ses créanciers en s’articulant à un système démocratique qui instaurera la bonne gouvernance dont il a besoin pour se sortir de son impasse dont les causes ne sont pas qu’internes.
* Ancien diplomate et écrivain.
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