Au commencement, ce mauvais souvenir qui remonte à juin 2018. Un manque inquiétant d’approvisionnement en médicaments a été observé tant au niveau de l’hôpital public que du côté des officines. Á son plus haut niveau (mai-juin 2018), la pénurie du médicament importé aura concerné 365 médicaments destinés au secteur hospitalier public (39,3% du total) et 444 destinés au secteur officinal privé (34,2%).
Par Khémaies Krimi
Pour comprendre cette pénurie, Pronoia By Reckon (BPR) Rating, agence de notation financière, a effectué une étude intitulée «Le médicament en Tunisie, de l’approvisionnement à la distribution, immersion au cœur des failles et dysfonctionnements d’un système», qui a essayé de répondre à trois question: Quelles ont été les raisons de cette pénurie ? Comment expliquer la faillite du système national d’approvisionnement en médicaments ? Comment la crise a été gérée par les instances publiques et quel a été l’impact des mesures mises en œuvre ?
Le système fonctionnait pourtant bien
L’étude, qui revient sur les causes de cette pénurie, commence par rappeler comment fonctionnait le système avant la pénurie. On y lit : «Le système de santé tunisien est théoriquement organisé pour garantir l’approvisionnement en médicament et pour le distribuer à un prix compétitif et stable au client final. Toute la filière officinale opère dans un cadre rigide en matière de prix et de marge. Les marges sont encadrées tant pour les médicaments (à 8%), que pour les grossistes répartiteurs et pour les officines (27%)».
Pour tout médicament (importé ou produit localement) la demande de l’autorisation de mise sur le marché (AMM), valable 5 ans, est accompagnée d’une négociation et d’une fixation de prix. Pour la production locale, la demande d’AMM est accompagnée d’une présentation de l’ensemble des coûts des intrants et la Commission d’achat de médicaments (CAM) négocie sur cette base un prix final acceptable avec le laboratoire. Les prix sont homologués. Ils restent inchangés, durant plusieurs années.
En ce qui concerne les importations, le prix de vente du médicament est fixé lors de sa première importation. Ce prix de vente demeure ensuite inchangé, même en cas d’augmentation de son coût d’acquisition par la Pharmacie centrale de Tunisie (PCT), que ce soit en raison d’une révision des prix par le fournisseur ou d’un contexte de change défavorable.
Á l’origine du premier dysfonctionnement : la compensation
Selon l’étude, près de 80% des achats de la PCT sont libellés en Euro. Cette non répercussion de l’augmentation du coût sur les prix de ventes du médicament constitue la compensation que supporte intégralement la PCT et qui atteint des niveaux désormais insoutenables : 210 millions de dinars tunisiens (MDT) pour l’année 2018 soit une charge additionnelle de +70MDT par rapport à 2017. Une compensation qui a des effets pervers, alimentant le marché parallèle dans les zones frontalières avec l’Algérie et la Libye où des niveaux de consommation atypiques sont régulièrement enregistrés sur des médicaments fortement compensés.
Á l’inverse du secteur officinal privé, le secteur hospitalier public ne bénéficie pas des prix compensés. Les médicaments lui sont facturés à des prix reflétant la réalité des coûts d’achat et de distribution. Des prix qui ne génèrent pas de charges de compensation pour la PCT mais qui, compte tenu de l’insolvabilité actuelle de la filière publique, viennent principalement alimenter le Compte Client de la PCT.
Avec l’accroissement du poids de la compensation, fortement corrélé à la dépréciation du Dinar vis-à-vis de l’Euro, la rentabilité opérationnelle de la PCT se dégrade d’année en année. Á 3,3% en 2017, la marge brute dégagée par l’activité s’effondre à 41MDT.
La forte hausse des volumes du compte fournisseur provient essentiellement des rallongements imposés aux fournisseurs, qui plus est, dans un contexte de dévaluation du dinar et donc de réévaluation à la hausse de ces créances. La PCT affiche des délais de paiement fournisseur moyen de 350 jours d’achats en 2017 contre des délais contractuels de 180 jours (en général).
Les retards de paiement aggravent la situation
Une situation qui s’est encore aggravée en 2018 et qui provoque des ruptures ou des limitations régulières d’approvisionnement de la part des fournisseurs étrangers en attente. Ces retards de paiement ne sont pas un choix mais découlent des tensions de trésorerie de la société, résultat du défaut de paiement de ses clients.
Tandis que les ventes au secteur privé se font quasiment au comptant et n’affichent pas de problème particulier en matière de recouvrement, celles réalisées avec le secteur public affichent des retards de paiements considérables.
Fin 2018, les impayés issus du secteur public ont atteint 920MDT soit 1 an et 4 mois du CA du secteur public; la moitié de ces impayés provenant des structures hospitalières publiques, l’autre des caisses d’assurances sociales et de la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM). Les finances du système de santé tunisien sont exsangues. Les caisses sociales cumulent des déficits record qui se répercutent sur les flux financiers de tout un système. La PCT se situe au bout de cette chaîne de défaillances de paiements et d’impayés et se voit donc dans l’impossibilité d’honorer ses engagements fournisseurs.
Les ruptures ont été significatives dans ce secteur dès les premiers mois de 2017. Le circuit privé a également été fortement touché mais dans une moindre ampleur : 26% de médicaments manquants en moyenne en 2017, 28% en 2018 La rupture dans le secteur privé a été davantage progressive atteignant son pic au 2e trimestre de 2018. Ce décalage public-privé s’explique principalement par le volet financier.
Les solutions proposées
Des mécanismes de remboursement régulier de la CNAM (20MDT/mois) et du secteur hospitalier ont été notamment mis en place. De plus, la PCT a eu accès à des lignes de financement de l’ordre de 400MDT auprès d’un pool bancaire. Le rétablissement de la situation des impayés de la PCT vis-à-vis de ses fournisseurs est annoncé pour le 3e trimestre 2019.
Des mesures qui ont été perçues par les fournisseurs étrangers comme une amélioration de la visibilité sur l’évolution de la solvabilité de la PCT permettant une reprise progressive des approvisionnements.
Pour les importations «officinales», la PCT ne joue qu’un rôle d’intermédiaire entre le fournisseur et le client final (distributeur privé) qui honore ses engagements de paiements. Ce sont les opérateurs privés qui ont permis à la PCT d’assurer la viabilité et la pérennité de son activité durant cette période. La décélération de la pénurie a commencé en avril-mai 2018.
Au plan structurel, l’étude recommande d’agir sur la compensation. «Une politique de réduction de la compensation des médicaments importés, note l’étude, devrait passer par l’encouragement de l’industrie locale à produire ces médicaments. Cela passera notamment par l’application de la règle de levée de la compensation sur tout médicament ayant un similaire local ».
Donnez votre avis