Kaïs Saïed aurait-il l’intention de transformer l’enthousiasme et l’espoir déclenchés par son élection en un courant politique organisé ? Si oui, ce serait une belle aventure et une bonne perspective pour la société civile et la démocratie tunisiennes.
Par Moncef Ben Slimane *
Beaucoup de choses peuvent être dites à propos du discours du nouveau président de la république, Kaïs Saïed, le 23 octobre 2019, devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Ce discours, fortement codé, siffle la fin d’un cycle de 8 années de pouvoir d’une élite dont le bilan catastrophique fait l’unanimité.
Kais Saïed n’a cessé de le rappeler avec en prime la mise entre parenthèses des faits, gestes et noms des chefs de gouvernement assis à la tribune.
Un grand silence sur la transition
Le grand changement annoncé par le président antisystème se niche dans son mutisme sélectif. Pas une seule fois, M. Saïed n’aura prononcé l’expression sacrée et consacrée par tous ceux qui parlent de la Tunisie, à l’échelle nationale et internationale, celle de «la transition démocratique».
Un oubli ? Une omission? Naïf celui qui croit que, lors de cette première apparition officielle, le président a, involontairement, négligé cette marque de fabrique de la Tunisie post 14-Janvier.
Par contre, les expressions telles que «la révolution par les urnes, la nouvelle souveraineté populaire, étape historique, changement stratégique…» ont ponctué inlassablement cette intervention de près d’une demi-heure.
Certains renvoient à tort cette nouvelle terminologie au lyrisme et au populisme du président. Ils passent à côté de la portée et du sens du discours du 23 octobre dernier.
Pour dire les choses simplement, on pourrait résumer le discours de M. Saied en 2 messages :
• Hier, c’était la Réforme Politique et la Transition Démocratique.
• Aujourd’hui est venu le temps de la Réalisation des Objectifs de la Révolution.
Kaïs Saied inconnu et exclu de la transition
Le décryptage du discours suggère nécessairement cette lecture. Par allusion, non-dits et sous-entendus le 7e président n’a eu de cesse de rappeler qu’avec lui le système mis en place par la Haute Instance est envoyé aux oubliettes de l’histoire. Que 3 millions de Tunisiens ont déjà jugé, le 13 octobre 2019, la transition démocratique, l’œuvre d’environ 150 personnes.
Une opinion point étonnante de la part d’un président de la république inconnu à l’adresse de cette élite politique qui a vu le jour au cours des tractations, visibles et invisibles, qui ont émaillé la vie politique tunisienne durant les premiers de 2011.
Lèvera-t-on un jour le voile sur le(s) personnage(s) et les marchandages qui ont hissé aux plus hauts sommets de l’Etat une élite dont une bonne partie n’avait aucune légitimé sauf celle de la cooptation par un parrain ?
Exclu dès le départ de cette machinerie, ce juriste habitant Mnihla ne compte pas parmi les habitués des lieux et milieux où ont été concoctés les dispositifs, règles et parrainés les futures «personnalités» de la transition démocratique.
Les mots très durs de Kaïs Saïed sur la corruption et l’instrumentalisation de l’Etat et de ses moyens sonnaient dans l’hémicycle comme un doigt accusateur.
Le président face à 3 choix
Mettons de côté les théories complotistes qui ont décelé dans ce discours les prémices d’un califat ou d’un régime anarcho-communiste.
Plus sérieusement, on dira que Kaïs Saïed est à la croisée des chemins et face à 3 choix possibles.
Hypothèse 1 : se cantonner dans son rôle de président conforme à la constitution et laisser la majorité du mouvement islamiste d’Ennahdha diriger le pays et, surtout, gérer les crises sociales et économiques qui pointent à l’horizon.
Hypothèse 2 : adopter le comportement qu’il a inauguré avec cette prière du vendredi 25 octobre. Acte qui ne peut être en aucun cas classé dans «le droit à la vie personnelle» de M. Saïed.
Le président de la république tunisienne est un personnage public; il prie avec sécurité et caméras pointés sur lui au Mouled et à l’Aïd qui sont des congés officiels et jours de fête de toute la communauté nationale.
Dans l’heure qui a suivi la prière présidentielle du vendredi 25 octobre : les salafistes et obscurantistes de tous bords ont appelé à suivre l’exemple du président et à faire de la prière du vendredi une obligation pour tous les responsable politiques et, bien sûr, tous les citoyens.
Espérons que ceci n’était pas l’intention du président qui devrait mesurer l’impact de ces apparitions publiques. L’aura et la confiance dont il bénéficie devraient le pousser à plus de prudence.
Hypothèse 3 : le discours et quelques entretiens de Kaïs Saïed avec les médias dénotent une approche politique basée sur l’idée d’une citoyenneté tunisienne à construire en partant de l’initiative locale et en adoptant la démocratie participative-délibérative. Une démarche, selon lui, capable de rompre avec la dépendance économique et le mimétisme culturel.
L’exemple cité de l’initiative du don d’une journée de salaire corrobore ce propos.
En dernière analyse, si le 23-Octobre le nouveau président déclare qu’il veut «faire de la révolution tunisienne une exception et une référence mondiale» parce que «le peuple du 14-Janvier veut la dignité, la justice et la liberté», et non les élections, le parlement, la transition et misère… Ce vœu et ce projet sont ceux des jeunes et des exclus de la transition qui l’ont plébiscité.
Ce grand chambardement ne peut être l’apanage d’un président tout populaire qu’il est. Seule une force mènerait à bon port cette révolution citoyenne.
Kaïs Saïed aurait-il l’intention de transformer l’enthousiasme et l’espoir déclenchés par son élection en un courant politique organisé ? Si oui, ce serait une belle aventure et une bonne perspective pour la société civile et la démocratie tunisiennes.
À vous de choisir Monsieur le Président !
* Universitaire et activiste.
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