La démission surprise, samedi dernier, 11 janvier 2020, du recteur de la Grande mosquée de Paris, Dalil Boubakeur, a ouvert une nouvelle séquence de l’implacable bras-de-fer qui oppose depuis des décennies les prétendants à la direction de l’institution islamique, mère des mosquées de France.
Par Hassen Zenati
Dalil Boubakeur a-t-il démissionné volontairement ou a-t-il été poussé à la démission par une «camarilla», qui a préparé un package fixant dans les moindres détails les conditions de sa succession?
Un certain nombre de limiers abrités par des chancelleries arabes et musulmanes à Paris se sont lancés à la recherche des éléments nécessaires pour étayer le dossier dans un sens ou dans l’autre. Le fait est que la soudaineté de ce retrait a laissé dubitatif plus d’un. Certes, Dalil Boubakeur est malade, se déplace difficilement, accroché au bras d’un aide, et il a du mal à tenir la distance en prenant la parole. Lorsqu’il est invité à l’Elysée pour des consultations, on le voit se traîner péniblement pour franchir le perron du palais présidentiel, avant d’accéder au hall principal.
La saga des Boubakeur
Né à Skikda (Philippeville) en Algérie, en 1940, Dalil Boubakeur appartient à une famille maraboutique (soufie) de notables algériens, d’Ouled Sidi Echeikh, qui fait remonter son ascendance à Abou Bakr El-Seddiq, 1er calife successeur du prophète Mohammed. Son père, Hamza Boubakeur, élève des Pères Blancs, agrégé d’arabe, proche des milieux coloniaux dans l’Algérie française, franc-maçon, membre de la SFIO (Section socialiste de l’Internationale Ouvrière) et député français sous la Ve République, est nommé Recteur de la Mosquée en 1957, succédant ainsi à son fondateur, Si Kaddour Benghebrit, un autre Algérien, précepteur des souverains marocains, qui est enterré sur les lieux. À sa mort en juin 1954, son neveu Ahmed Benghebrit prend la direction de la mosquée, mais il en est expulsé par la police française en juillet 1957, en raison de ses prises de position en faveur de l’indépendance algérienne et de sa dénonciation de la torture en Algérie.
Hamza Boubekeur, théologien érudit, auteur d’une traduction en français du Coran, qui fait encore autorité dans les cercles islamiques, qui le remplace, y officie jusqu’en 1982. Lorsque Dalil Boubakeur, médecin de formation, ayant des références théologiques et littéraires, succède à son père à la tête de la mosquée en 1992, après un intermède de dix ans, le statut juridique de l’institution est en pleine confusion après sa cession à l’Algérie, dans des conditions controversées, sous la gouvernance de Hamza Boubakeur, par un acte considéré illégal par les autorités françaises.
La bombe de la démission de Boubakeur explose à… Alger
En 2015, Alger, qui continue à financer la Mosquée de Paris à hauteur de deux millions d’euros, ce qui lui donnerait une voix prépondérante dans sa gestion, selon ses juristes, a entamé des procédures pour l’acquisition des lieux, mais les «jeux diplomatiques» et affairistes autour de l’institution (locaux commerciaux et taxe halal, notamment), une des composantes du Conseil français du culte musulman (CFCM), considérée comme la mère des mosquées françaises, n’ont pas cessé depuis.
En même temps que le retrait soudain de Dalil Boubakeur, le communiqué de la Mosquée de Paris annonçait la désignation pour lui succéder de Chems Eddine Hafiz, 65 ans, un avocat d’affaires franco-algérien, ami de Nicolas Sarkozy, qui lui a décerné les médailles de l’ordre du mérite et de la légion d’honneur. Installé à Paris depuis 1989, il lorgnait le poste depuis 2008, lorsqu’il a été désigné vice-président du CFCM. C’est lui qu’on voyait régulièrement donnant le bras à Dalil Boubakeur pour l’aider à se déplacer.
Le départ de Dalil Boubakeur a fait l’effet d’une douche froide à Alger, qui s’estime mis devant le fait accompli par une opération, dont il conteste la régularité et à laquelle il entend faire échec. D’autant plus que le président Abdelmadjid Tebboune, qui vient de prendre ses fonctions à la tête de l’Etat après un long intérim de près d’un an du président du Sénat Abdelkader Ben Salah, consécutif à la démission d’Abdelaziz Bouteflika, aurait désigné pour prendre la suite de Dalil Boubekeur un islamologue algérien, professeur à l’université d’Alger et de Toulouse Le Mirail, Mustapha Chérif.
Ce dernier se trouvait précisément à Paris pour entamer sa prise de contact en vue de la succession, lorsque la bombe de la démission du recteur Boubakeur a explosé. Des responsables algériens n’hésitent pas à parler de «coup d’Etat». Ils entendent contester les conditions du départ de Boubakeur et clarifier le plus rapidement possible le statut de l’institution convoitée.
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