La pandémie de la Covid-19 nous a montré que les secteurs les plus importants pour la survie de l’homme, sont ceux de la santé et de l’agriculture. Ce dernier secteur doit être considéré comme prioritaire dans tout programme de développement et mérite une attention et un soutien particuliers. Il doit cependant remédier aux inconvénients qu’on lui reproche (épuisement des ressources, pollution, dégradation de la qualité au risque de la santé du consommateur…) et évoluer pour assurer la sécurité alimentaire d’une population sans cesse croissante.
Par Pr Ridha Bargaoui *
Tout le long de la pandémie de la Covid-19, l’agriculture a joué un rôle important en subvenant aux besoins en aliments frais du consommateur. Fruits, légumes, viandes, lait et œufs ont été disponibles et facilement accessibles par le consommateur malgré les contraintes du confinement et des déplacements des personnes, des marchandises et des moyens de transport.
Agriculteurs et éleveurs ont continué à travailler dur dans les champs en pleine campagne pour alimenter les marchés de gros et subvenir à la demande du consommateur. Exposés au coronavirus, ainsi que leurs proches, ils ont pris le risque, autant que le corps médical, de contracter cette grave maladie. La tâche était encore plus dure avec l’arrivée du mois de ramadan (24 avril-23 mai 2020) et la chaleur et les conditions de travail difficiles qui en découlent.
La relance de l’agriculture
La chute imprévue de la consommation locale des produits agricoles (suite à la fermeture des hôtels, restaurants, collectivités et marchés hebdomadaires…), la fermeture des aéroports et les restrictions imposées au niveau des échanges internationaux et de la logistique ont entraîné la formation d’excédents importants que l’agriculteur n’arrive pas à écouler même aux prix les plus bas. Cette situation a entraîné pour ce dernier des pertes importantes surtout que la plupart des produits sont périssables et ne peuvent être stockés ou que leur conservation n’est pas rentable. Suite à la pandémie, l’agriculture se présente, comme un secteur sinistré au même titre que le tourisme, l’artisanat, le transport, les restaurants-cafés…
En attendant que cette crise sanitaire arrive à sa fin et que la vie reprenne son cours normal, il est nécessaire d’en tirer les conclusions et d’ajuster nos stratégies en tenant compte des retombées de cette pandémie mondiale. Redresser et relancer l’économie, rattraper le déficit de la croissance économique enregistrée et remédier à la perte des milliers d’emplois sont des priorités auxquelles nos politiques et nos spécialistes doivent réfléchir et trouver de solutions fiables et pratiques.
L’agriculture post-Covid-19 doit faire face à de nombreux défis. Le défi majeur demeure la sécurité alimentaire et la nécessité de produire suffisamment d’aliments pour nourrir une population jeune, de plus en plus exigeante et en croissance continue (la population tunisienne passera probablement de 11,5 millions d’habitants, aujourd’hui, à environ 13,5 millions en 2050).
L’exportation des produits agricoles et le tourisme (gros consommateur de produits alimentaires) demeurent des constantes de l’économie nationale nécessaires pour la rentrée de devises afin d’équilibrer la balance commerciale et de créer de l’emploi. Le défi principal serait donc d’augmenter sensiblement la production malgré les difficultés structurelles que vit l’agriculture comme le manque d’eau, les prix élevés des intrants, les circuits de commercialisation complexes, les difficultés financières, etc.
La Tunisie est confrontée à une surface agricole limitée, en constante diminution suite à l’érosion et la désertification. Elle est exposée à une surexploitation des ressources naturelles et des changements climatiques avec une aggravation du déficit hydrique. Toute stratégie de développement doit se baser sur la mise en place d’une agriculture innovante en harmonie avec l’environnement, l’économie de l’eau, l’utilisation des énergies renouvelables, la production d’aliments sains et le développement des filières de qualité…
Des alternatives à l’agriculture intensive
Jusqu’ici, partout dans le monde, l’agriculture moderne, forcément industrielle, a permis de produire des quantités importantes d’aliments très diversifiés et à des prix raisonnables. Elle a conduit malheureusement à de nombreux problèmes. Les ressources naturelles (sol, eau, énergie) sont surexploitées et les rendements des cultures plafonnent. La pollution et la dégradation de l’environnement représentent un niveau jamais atteint. Le réchauffement climatique et l’élévation du niveau de la mer, suite à l’accumulation des gaz à effet de serre, auront des conséquences désastreuses sur l’agriculture avec la disparition de terres agricoles, une réduction des précipitations, des phénomènes climatiques extrêmes fréquents (inondation, sécheresse…) et une diminution des disponibilités alimentaires.
Désormais, il est indispensable, afin de nourrir la population mondiale de demain (10 milliards d’habitants en 2050), tout en préservant l’environnement et la santé du consommateur de trouver de nouvelles formes d’agriculture. Certaines solutions ont été proposées comme l’élevage et la consommation des insectes, la fabrication d’une viande de laboratoire à partir de cellules souches, la culture et la consommation des algues…
Toutefois, ces solutions innovantes nécessitent un changement des mentalités et des habitudes alimentaires du consommateur et souffrent de coûts de production exorbitants.
La rareté des sols représente le facteur limitant principal dans l’augmentation de la production agricole. Afin de sécuriser leur approvisionnement en produits agricoles, certains pays ont recours à la location et même l’achat de terrains dans les pays qui disposent d’étendus de terres cultivables mal exploitées. C’est le cas de l’Inde, de la Corée du sud, des monarchies du Golfe et surtout de la Chine. Celle-ci investit dans l’achat de terres agricoles en Afrique (Ethiopie, Soudan, Tanzanie…), en Europe (Europe de l’Est) et ailleurs. D’autres pays ont recours à de nouvelles techniques de production. Il s’agit des cultures sans sol (hydroponie/aéroponie) ainsi que l’exploitation des parcelles disponibles en ville (agriculture urbaine). L’usage des nouvelles technologies permet de mieux tirer partie des surfaces agricoles existantes par une exploitation intelligente grâce à la robotique, les drones et autres machines connectées, c’est l’agriculture de précision.
1- L’hydroponie et l’aéroponie : ce sont deux formes de culture sans sol. Elles se pratiquent dans des enceintes fermées (type serre) disposant de lumière (naturelle ou artificielle) et d’une ventilation adéquate. Une température et de l’humidité adéquates permettent de maîtriser la croissance des plantes. Dans le cas de l’hydroponie, les jeunes pousses, ou les graines, sont disposées dans des substrats neutres comme la perlite, vermiculite, galets d’argile ou blocs de fibre de noix de coco, etc. Les éléments nutritifs (sels minéraux et oligoéléments) méticuleusement dosés et mélangés sont dissous dans l’eau d’irrigation et pulvérisés sur les plantes à intervalles réguliers en fonction de leur stade physiologique. En aéroponie, les plantes sont cultivées sans sol ni substrat. Elles sont suspendues avec les racines pendantes et apparentes. Les éléments nutritifs sont dissous dans l’eau et apportés par pulvérisation directement sur les racines des plantes.
Les cultures sont faites dans des plateaux disposés sur plusieurs étages. Des astuces permettent d’exploiter au maximum la surface couverte. La construction peut avoir l’aspect d’une tour assez haute d’où l’appellation de «ferme verticale». On y cultive généralement des plantes basses surtout les salades ou de la tomate.
L’hydroponie et l’aéroponie présentent des avantages par rapport aux cultures de plein champ. Il y a surtout une réduction importante du besoin en eau des cultures, une utilisation rationnelle des engrais. Du fait du contrôle parfait des conditions de culture, il n’y a ni parasites ni ennemis des plantes et donc pas de nécessité d’utilisation de pesticides polluants et toxiques. La croissance des cultures et les productions sont optimales. Ces installations peuvent être mécanisées et utilisent peu de main d’œuvre. Ces fermes atypiques sont de plus en plus nombreuses dans certains pays surpeuplés comme le Japon ou Singapour dont la superficie est limitée. Ces pays ont recours à cette solution coûteuse afin de s’assurer une certaine autosuffisance et sécurité alimentaire.
2- L’agriculture urbaine et périurbaine : il s’agit de la pratique de l’agriculture et même l’élevage des petits animaux (abeilles, poules, lapins et parfois chèvres) en ville, dans les parcs, les jardins privés et communaux et même sur les toits des immeubles… Cette pratique associe l’utile (production de légumes, fruits, fleurs…) à l’agréable (le jardinage). Elle permet un approvisionnement alternatif en produits alimentaires plus proche, plus durable et moins polluant que les systèmes actuels où les produits agricoles arrivent au consommateur après parfois de très longs voyages. Ces échanges très énergivores ont une empreinte carbone très élevée. Selon la taille de la parcelle et les personnes qui s’en occupent, les denrées récoltées sont destinées soit à la consommation personnelle soit partiellement vendues à des tiers. Ces produits frais, peu onéreux et de qualité sont très appréciés par les consommateurs et rencontrent de plus en plus de succès.
Cette agriculture de proximité joue un rôle pédagogique et éducatif très important. Elle amène les pratiques rurales en ville à la portée des citadins surtout les enfants et les jeunes. Elle a également des fonctions environnementales et paysagères intéressantes et un impact psychologique certain sur le moral du citadin.
Plusieurs villes en Europe, Amérique et Asie encouragent la pratique de l’agriculture urbaine. La ville de Chicago dans le nord des Etats-Unis est réputée pour ses toits verts qui produisent des légumes et fait respirer la ville. La production est destinée aux commerçants et marchés proches et les restaurants avoisinants.
Des architectes très connus proposent des systèmes divers d’intégration harmonieuse de cet espace agricole au paysage urbain. Ces systèmes peuvent prendre l’aspect de tours de plusieurs étages appelées «fermes verticales urbaines». Ces micro-fermes qui occupent peu de place ont une productivité très élevée et peuvent nourrir plusieurs milliers de personnes.
Tout peut être produit dans ces fermes du futur : céréales, fruits, légumes, fleurs. Des vaches, des moutons et des porcs peuvent également être élevés dans ces tours. Les cultures sont réalisées en hydroponie ou aéroponie et présentent les avantages exposés précédemment. En plus, cette technique présente le privilège de la proximité. Ceci permet un bénéfice environnemental et économique certain.
3- L’agriculture de précision, une agriculture connectée et très performante : Grâce à Internet et aux nouvelles technologies, de la micro-informatique, de la robotique et de l’électronique, l’agriculture connaît de nos jours un renouveau semblable à celui que connaissent les autres secteurs et plus particulièrement l’industrie. Désormais on parle d’agriculture 4.0 par analogie à l’industrie 4.0 ou d’agriculture intelligente de précision. Voir un tracteur, sans conducteur à bord, effectuer les divers travaux agricoles (semis, récolte, épandage d’engrais ou de désherbants…), un robot qui reconnaît et arrache les mauvaises herbes ou effectue la récolte des fruits mûrs en laissant les autres sur l’arbre, une machine qui traie toute seule les vaches le jour ou la nuit… n’est plus de la science fiction mais des pratiques courantes utilisées déjà par certains agriculteurs-éleveurs en Europe ou aux Etats-Unis.
Grâce aux drones, les capteurs dont ces machines sont équipées, les liaisons satellitaires et Internet ainsi que les milliers d’applications que l’agriculteur peut utiliser facilement sur son smartphone ou son ordinateur portable, les engins connectés sont capables d’effectuer un travail très précis. Ils peuvent épandre des engrais ou des pesticides d’une façon très exacte. Ils sont capables d’irriguer d’une façon économe les cultures, en fonction des besoins des plantes, de l’humidité du sol, de la température et de l’humidité de l’air.
L’utilisation des données météorologiques, le suivi instantané de l’état des cultures et du cheptel permettent à l’agriculteur-éleveur de prendre des décisions adéquates pour intervenir sur le terrain d’une façon optimale quelque soit les conditions climatiques de jour comme de nuit.
Cette agriculture présente de nombreux avantages. Elle permet de libérer l’agriculteur et l’éleveur des différentes contraintes quotidiennes qui l’asservissent comme la traite des vaches et les interventions au niveau des cultures. L’agriculteur-éleveur peut désormais, comme tous les corps de métier, bénéficier du repos du weekend et du congé durant les fêtes. Les robots lui permettent de se débarrasser des corvées et des travaux sales, répétitifs et pénibles. Ils lui permettent également de travailler à distance, à partir de son bureau à l’aise et au confort.
Avec ces appareils connectés, l’exploitation peut être conduite avec un minimum de main d’œuvre, en assurant le travail en un minimum de temps. L’optimisation des interventions, des travaux culturaux et la réduction des quantités d’intrants utilisés conduisent à des performances optimales et une amélioration des rendements et de la rentabilité de l’exploitation. Ceci entraîne des économies importantes d’eau, des intrants et la préservation de l’environnement de la pollution par les produits chimiques.
En guise de conclusion
L’agriculture est un secteur vital. Elle joue de nombreux rôles dont le plus important est la fourniture d’aliments indispensables pour se maintenir en vie, en bonne santé et fournir du travail physique ou intellectuel.
L’agriculture approvisionne également diverses industries en matières premières, les industries agro-alimentaires et diverses autres industries (bois, cuir, textiles…). Elle représente une source de revenu pour les agriculteurs et occupe de la main d’œuvre agricole dans la campagne.
Dans l’avenir, l’agriculture doit évoluer d’une part pour remédier aux inconvénients qu’on lui reproche (épuisement des ressources, pollution, dégradation de la qualité au risque de la santé du consommateur…) et d’autre part pour assurer la sécurité alimentaire d’une population sans cesse croissante.
L’hydroponie/aéroponie, l’agriculture urbaine et l’agriculture de précision représentent de nouvelles formes de production agricole intensives mais respectueuses de l’environnement. Ces technologies sont capables de rendre la vie de l’agriculteur-éleveur plus agréable et son travail beaucoup moins pénible.
La pandémie de la Covid-19 nous a montré que les secteurs les plus importants pour la survie de l’homme, sont ceux de la santé et de l’agriculture. Ces deux secteurs doivent être considérés prioritaires dans tout programme de développement. Ils méritent une attention et un soutien particuliers.
* Ingénieur agronome, Institut national agronomique de Tunisie.
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