Les auteurs rappellent la nécessité de ne pas céder à la terreur et à l’urgence sécuritaire. Et d’apprendre à vivre dans des démocraties vulnérables.
Par Matthieu De Nanteuil, Isabelle Ferreras et Momhamed Nachi *
Beyrouth, Paris, Tunis : en une dizaine de jours, des attentats terroristes – tous revendiqués par Daech – ont déchiré le quotidien, brisé des vies, ébranlé des sociétés entières. D’une gravité exceptionnelle, ces événements nous obligent à un difficile travail de réflexion et d’analyse critique.**
Avec le recul, on ne peut qu’être frappé par la force des symboles utilisés par les terroristes – rue de marché à Beyrouth, cafés, salle de concert et stade de foot à Paris, et à Tunis, bus transportant la garde présidentielle, c’est à dire le symbole d’un pouvoir ayant reçu le prix Nobel de la paix et parvenant, non sans obstacles, à organiser une transition démocratique.
Globale et coordonnée, l’entreprise a donc un objectif : atteindre l’espace public démocratique en son centre. Elle entend déstabiliser des pans entiers de notre tissu social et de notre culture politique. Mais elle conduit aussi à nous interroger sur ce que signifie vivre en démocratie.
Une démocratie n’est pas seulement un régime institutionnel spécifique, qui entend fonder le principe de légitimité de l’action publique sur la «souveraineté populaire». Elle est aussi, sinon d’abord, un mode d’organisation de la collectivité, qui rappelle que le pouvoir est une construction faillible, que le devoir de protection des populations est un impératif majeur mais qu’il n’est pas de protection définitive, enfin, que le prix que nous voulons payer pour porter ensemble notre condition de vivant mortel est une question éminemment politique : ouverte, exigeante, conflictuelle.
Dans une telle situation, la défense de nos principes communs ne peut faire l’économie d’une discussion sur les moyens nécessaires pour y parvenir – y renoncer serait une contradiction dans les termes.
En démocratie, la politique n’est jamais une affaire réglée une fois pour toutes : parce qu’elle porte sur le sens de l’existence collective, elle renvoie toujours à une interrogation sur les modes d’exercice du pouvoir – sa responsabilité, ses limites, ses failles. Telle est même l’interrogation centrale que les terroristes, mais aussi les régimes brutaux ou totalitaires, veulent interdire. Ne leur donnons jamais raison.
Or quel prix sommes-nous prêts à payer, dans la France, la Belgique et l’Europe d’aujourd’hui, pour continuer à porter ensemble ces questions? Ces derniers jours, l’expression «nous sommes en guerre» émaille les discours politiques, et pas seulement les plus belliqueux. Elle va de pair avec le qualificatif de «barbares» à propos des auteurs de ces crimes atroces. Des crimes conçus pour glacer le sang… au risque de nous emporter dans leur irrationalité apparente. Pour ceux qui ont travaillé dans des pays marqués par une violence structurelle – alliant actions militaires et paramilitaires, inégalités sociales et structures politiques brutales –, ces événements sont pourtant l’occasion de faire état de certains résultats de recherche, essentiels au débat public qui doit avoir lieu.
La solidarité plus forte que la mort
Face à une telle violence, la première tentation est d’y voir une action «monstrueuse», sans rapport avec l’idée même d’humanité, irrationnelle en un mot. Il ne fait aucun doute que la terreur soit le but même des actions de ce type : celles-ci visent à retirer, non seulement aux victimes, mais à toute une communauté politique, le qualificatif d’«humains».
Mort physique et mort sociale se rejoignent dans une composition macabre. S’agit-il pour autant d’actes irrationnels ? Non, bien au contraire. Même destructrices, des formes de rationalité sont à l’œuvre. Dans le cas de Daech, mais aussi des autres organisations terroristes qui sévissent aujourd’hui à l’échelle du globe, nous avons affaire à des hommes aguerris, formés, surentraînés, dotés d’une véritable capacité de planification, ayant des objectifs stratégiques et guerriers précis. Si nous voulons protéger les populations et, plus largement, les sociétés civiles de ces actions mortifères, il faut commencer par prendre acte de cette donne géostratégique.
Or ceci a des conséquences pratiques. Déconnectée de tout autre cadre d’action et conçue comme une revanche, la seule riposte militaire ne changera pas la situation. Elle donnera au contraire à ces organisations terroristes des raisons supplémentaires d’agir comme elles agissent. Elle renforcera leur rationalité autocentrée, que l’on nomme dans certains travaux la «légitimité pour soi». Des actions de ce type n’ont de sens que couplées à une réorganisation de l’action diplomatique, à un travail de soutien aux populations civiles du Proche-Orient – qui, faut-il le rappeler, sont les principales victimes de ces agissements –, à la solidarité avec les populations européennes de confession musulmane déjà largement stigmatisées, et à une réflexion à moyen terme dans le domaine du codéveloppement.
Dans cette perspective, l’Union européenne doit renforcer massivement sa politique d’accueil des réfugiés et cesser de laisser la mort faire son travail de sape en Méditerranée. Comme l’a rappelé Jean-Claude Juncker, ces populations cherchant asile chez nous sont la preuve même de la violence de Daech et des pouvoirs sanguinaires qui lui ont ouvert la voie. Une telle perspective est difficile. Il faut vaincre l’angoisse qui peut nous saisir face à la recrudescence d’actions mortifères dont, jusqu’ici, nous pensions être protégés. Elle exige donc du courage de la part de tous – c’est la fonction même de la terreur que de déstabiliser nos repères existentiels les plus affirmés. Mais sans ce courage, nous risquons l’embrasement.
Eviter de tomber dans le piège tendu par les terroristes
Venons-en alors à une autre question : sommes–nous en guerre ? Ou plus exactement : qui est ce «nous» censé soutenir une telle assertion? La communauté internationale, les alliances interétatiques, les gouvernements, les populations elles-mêmes ?
Qu’il y ait dans ces crimes une volonté de guerre paraît peu discutable. Il y a bien un projet de faire surgir la guerre à l’intérieur de nos sociétés, de les emporter progressivement dans un mouvement qui les dépasse – le politologue Gilles Kepel parle de la volonté de Daech de provoquer les populations européennes vers des situations de guerre civile, le juriste Dominique Rousseau évoque leur volonté de semer le chaos au sein même des sociétés démocratiques. C’est la raison pour laquelle il faut y résister de toutes nos forces.
Ce qui caractérise la spirale mortifère qui accompagne de nombreux conflits armés à travers le monde, c’est précisément le passage d’un certain nombre d’actes militaires ciblés, soumis à différents contrôles démocratiques – nationaux et internationaux –, à l’entrée dans une logique de guerre qui engage toute la société, fait de la guerre une nouvelle «norme», requérant ici pouvoirs spéciaux, là état d’urgence sans terme défini, partout disparition progressive des contrôles démocratiques. La frontière qui sépare ces deux espaces est ténue. Mais c’est précisément un piège dans lequel il ne faut pas tomber. La responsabilité des Etats de droit est de protéger leurs populations dans la durée. Mais elle est aussi de délimiter constamment le périmètre de la «violence légitime» auxquels ils ont recours, de considérer qu’une guerre n’est jamais juste bien que parfois inévitable, et d’œuvrer en permanence à son dépassement.
Or, comme le souligne David Revault d’Allonnes, la France n’a cessé de déployer son armée sur de nouveaux théâtres d’opération ces dernières années, sans proposer d’autres stratégies socio-politiques dans un monde en mutation permanente, confrontée à des crises systémiques à répétition. La guerre est alors apparue comme la seule réponse possible. A notre insu, nous avons fini par nous réhabituer à elle. Il n’est pas trop tard pour déjouer cet engrenage.
A contrario, la double annonce faite par le président français de prolonger l’état d’urgence et, surtout, de modifier la Loi fondamentale comme réponse à cette tragédie est extrêmement préoccupante. Symboliquement et pratiquement, cela signifie que la volonté mortifère de généraliser «l’état de guerre» parvient à ses fins, en exigeant des démocraties qu’elles modifient la pierre angulaire de leur organisation juridique et politique «pour s’adapter à la menace».
Il en va de même pour la Belgique. L’indiscutable nécessité de protéger la population plonge sa capitale dans un climat anxiogène, sans que le pouvoir politique ne donne aux citoyens les moyens de comprendre ce qui leur arrive, de se situer politiquement et culturellement au-delà de la menace.
Invisible, connue des seuls services de sécurité, la «menace» en est venue à saturer l’espace public – indice silencieux du nihilisme ambiant. Mais les experts ne peuvent se substituer à la politique ni l’Etat paralyser une société, même au nom de sa sécurité. Il est urgent de redonner toute sa place à la culture et à l’éducation, à la délibération et à l’échange. Urgent que des lieux d’expression collective rouvrent et que la parole citoyenne renaisse. Urgent que la question du sens de la vie en commun circule à nouveau entre nous. Difficile là encore. Car il nous faudra apprendre à vivre et travailler dans des démocraties profondément vulnérables, confrontées à cette part tragique dont elles se croyaient immunisées. Mais sans cette vitalité politique ordinaire, terreau de la culture démocratique, nous risquons la paralysie collective.
Mieux accorder le projet démocratique avec nos actes
Abordons une dernière question, plus exigeante encore que celles qui précèdent. Sommes-nous sûrs, comme on l’entend ici ou là, que nous n’avons rien à changer, que nos modes de vie sont irréprochables, que rien dans ce qui compose notre organisation politico-économique ne doit être modifié? N’avons-nous aucune question à nous poser?
Considérant que le pouvoir ne repose sur aucun fondement transcendantal – et rejetant vigoureusement toute forme de théocratie –, nos sociétés démocratiques s’appuient sur des principes et des valeurs porteurs d’une authentique dynamique d’émancipation humaine. Mais sommes-nous sûrs que leur déploiement se soit effectué de façon apaisée? Sommes-nous sûrs que nous n’avons pas été parfois les fossoyeurs de nos propres idéaux ?
Des formes diverses d’Etat d’exception hier aux complicités nombreuses avec des Etats orchestrant la violation systématique des droits fondamentaux aujourd’hui, les Etats européens n’auraient rien, jamais, à se reprocher?
Dans la période récente, nous vivons les secousses en chaîne de l’invasion américaine en Irak en violation du droit international, du soutien timoré et tardif à l’opposition démocratique syrienne face aux meurtres de masse de Bachar El-Assad, du jeu ambigu de la Turquie que l’UE n’a pas su attirer en son sein, du commerce accru avec des puissances du Golfe qui financent des réseaux terroristes et oppriment les femmes.
Parallèlement, d’autres violences irriguent notre système économico-politique, lequel génère des zones de relégation de plus en plus profondes, tout en faisant l’apologie de la richesse facile. Ce n’est pas réduire la complexité de la donne géostratégique que de voir dans la situation de nos pays européens des conditions y favorisant le recrutement des pions du terrorisme international, qui parachèvent cette œuvre de mort en s’y aliénant entièrement, au point d’y trouver une raison d’être.
Il serait simpliste de sociologiser à l’excès les raisons d’une situation aux racines multiples: les événements dont nous parlons ne sont pas le résultat d’une simple causalité sociale, à l’origine de toutes les dérives. Mais tout aussi simpliste de ne voir aucun lien avec le sous-développement chronique de certains territoires, les discriminations à répétition qui frappent les jeunes d’origine maghrébine tentés par une rhétorique islamiste remplissant un vide de sens, l’absence quasi-totale de perspectives pour des franges entières de la jeunesse non-qualifiée. La puissance d’endoctrinement de Daech se nourrit de ce terreau. Et sur ce point, les basses polémiques entre la France et la Belgique sont inutiles. S’il y a des forces à unir, ce ne sont pas seulement les services de renseignement. Ce sont aussi les moyens mis au service des jeunes générations, reléguées dans les bas-fonds de nos sociétés démocratiques qui s’obstinent à ne pas fournir de perspective digne de la promesse qui les porte.
«Jusqu’à quand?» titrait ‘‘Le Soir’’ de Bruxelles du 25 novembre. Oui, combien de temps faudra-t-il avant que les pouvoirs unissent leurs forces en faveur d’une jeunesse européenne sans issue, au sein de laquelle l’islamisme radical prospère ?
Si, comme le rappelle Olivier Roy, la radicalisation terroriste ne concerne qu’une frange très circonscrite de la population et traduit la construction d’un imaginaire nihiliste sans lien immédiat avec le niveau de socialisation des familles, nos démocraties ne pourront longtemps résister au vide intérieur qui les menace. Des jeunes partent en Syrie pour mettre leurs pas dans ceux de la mort. D’autres – l’immense majorité – sont confrontés à une absence de perspective, tentés par le discrédit du politique et le relativisme de l’indifférence. Et nous n’aurions aucun message à leur adresser? Plus exigeante encore cette question, car elle met à jour les impasses de notre trajectoire collective. Mais sans réponse, nous risquons le dépérissement de la démocratie elle-même.
Les situations de crise sont aussi des moments de sursaut, des occasions de ressaisissement. S’il y a une résistance à organiser, c’est d’abord celle qui s’oppose à l’évolution insidieuse qui, lentement, prend forme : le glissement vers une société qui ne se fait plus confiance, vit dans la tension quotidienne extrême, voit dans tout «autre» une menace et dans les libertés fondamentales une simple illusion – ce qui, à quelques variantes près, est le projet de l’extrême droite aujourd’hui.
Une société qui, au nom d’exigences de sécurité, se détourne d’enjeux collectifs de long terme, comme la lutte contre le dérèglement climatique ou la solidarité à l’égard des populations les plus frappées par les crises. C’est aussi la tentation d’analyser ces terroristes – jeunes européens – comme une simple excroissance monstrueuse, produit maléfique de forces étrangères sans aucun rapport avec les caractéristiques de nos sociétés – des «barbares» en un mot.
Or tous les travaux montrent à quel point l’énigme de la violence la plus radicale, de la cruauté la plus extrême, est liée au fait que ces pratiques entrecroisent une série de dimensions internes et interrogent une société en son centre. C’est vrai de la Colombie, du Mexique, du Congo, des sociétés du Proche et du Moyen Orient. Et une fois de plus, l’Europe, se tiendrait à l’écart d’une telle interrogation?
«L’Europe n’est pas en guerre», affirmait Federica Mogherini dans ‘‘Le Soir’’ du 21 novembre, en réponse au discours exclusivement martial des autorités françaises.
Pendant longtemps, l’Europe a pu fournir un horizon de sens à une jeunesse qui s’est progressivement dépolitisée. Mais 2015 est aussi l’année où cette Europe-là s’est éteinte, prise au piège des rivalités nationales face à l’afflux des réfugiés comme à l’orthodoxie budgétaire qui a vidé davantage encore l’idée de solidarité entre acteurs européens.
Pourtant, face à la vulnérabilité croissante à laquelle elles sont durablement confrontées, nos sociétés ne pourront éviter de reconstruire leur tissu social et leur avenir politique. Et sur ce plan – contrairement à ce que laisse entendre les médias les plus en vue –, toutes les parties sont concernées : en France, en Belgique, en Europe. Approfondir le projet de l’égalité démocratique, ériger la solidarité en pivot de la vie sociale et refaire de la non-violence un horizon de parole et de sens : tragiquement éprouvées, les démocraties ont plus que jamais rendez-vous avec elles-mêmes.
* Matthieu De Nanteuil et Isabelle Ferreras sont professeurs à l’université de Louvain, et Momhamed Nachi enseigne à l’université de Liège.
** Ce texte a fait l’objet de nombreuses signatures, parmi lesquelles : Jean-Pascal Van Ypersele (ancien vice-président du GIEC), Nancy Fraser, Michel Serres, Boaventura de Sousa Santos, Etienne Tassin, Arturo Escobar, etc. La liste complète – en date du 10 décembre 2015 – est la suivante :
Allemagne: Patrizia Nanz (Kulturwissenschaftlisches Institute Essen KWI)
Belgique:
An Ansoms (U. Louvain)
Mylène Botbol-Baum (U. Louvain)
Matthieu de Nanteuil (U. Louvain)
Isabelle Ferreras (U. Louvain)
Mark Hunyadi (U. Louvain)
Justine Lacroix (ULB),
Mohamed Nachi (U. Liège)
Jean-Pascal Van Ypersele (U. Louvain et GIEC)
Canada:
Philippe Barré (U. Montréal)
Danemark: Lars Hulgard (U. Roskilde)
Equateur:
Alberto Acosta (FLACSO, Quito)
Ramon Torres Galarza (FLACSO, Quito)
Espagne: Juan Carlos Monedero (U. Madrid)
Etats Unis:
Fred Block (U. California)
Arturo Escobar (U. Caroline du Nord)
Nancy Fraser (New School for Social Research)
Eli Zaretski (New School for Social Research)
Joan Wallach Scott (U. Princeton)
France:
Olivier Abel Faculté de Théologie protestante, Montpellier)
Florence Jany-Catrice (U. Lille)
Jean-Louis Laville (CNAM)
Dominique Méda (U. Paris-Dauphine)
Claire Nouvian (Bloom, directrice)
Miranda Richmond-Mouillot (écrivaine)
Anne Salmon (U. de Lorraine)
Michel Serres (Académie française)
Etienne Tassin (U. Paris VII)
Hélène Thiollet (Sciences Po Paris)
Japon: Yoshihiro Nakano (Christian University, Tokyo)
Portugal: Boaventura Sousa Santos (U.Wisconsin et Coimbra)
Maroc: Youssef Sadik (U. Rabat)
Tunisie:
Houda Laroussi (U. Tunis)
Youssef Seddik (écrivain)…
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