Après ‘‘Sortilèges d’une jeunesse’’, un livre dans lequel il évoque des souvenirs de son enfance et ceux de sa prime jeunesse, avec son nouveau livre ‘‘Mes années parisiennes’’ (Arabesques éditions, Tunis, 2021), Abdeljelil Karoui poursuit sa quête à la recherche du temps révolu et partage avec le lecteur un épisode marquant de sa vie, celui du jeune étudiant qu’il fut débarquant dans le Paris de la fin des années 50.
Par Salah El-Gharbi *
En fait, ce nouvel ouvrage de M. Karoui est plus qu’un livre de souvenirs. Il s’agit d’une œuvre protéiforme qui évolue sous le signe de l’émerveillement et où le récit d’initiation se trouve doublé d’un récit de voyage, dans lequel le narrateur nous promène, à partir de Paris, vers de nouveaux horizons, de découverte en découverte, de la Hollande vers l’Autriche, l’Espagne et l’Angleterre.
Partant de l’évocation d’une expérience personnelle, l’occasion de nous reconstituer la vie quotidienne des étudiants tunisiens de l’époque, évoquer l’ambiance de certains lieux connus de tous ceux qui ont fait des études en France, comme la résidence d’Antony et la fameuse Maison de Tunisie, le narrateur fait le récit des rencontres toujours renouvelées et toujours riches de toutes sortes d’émotions qu’il avait connues au cours de son séjour… Le tout nous y est rendu à travers le regard d’un narrateur attentif et lucide, amusé, compatissant et parfois, espiègle chez qui il n’y a pas de place pour le regret ni pour la nostalgie. Seule la jouissance guide ses pas pour nous offrir un univers haut en couleur où le portrait, l’anecdote et la pure réflexion, s’agencent agréablement.
Une réalité composite où les sens sont mis à l’honneur
À la fois, carnet de voyage, guide littéraire et récit de souvenirs, ‘‘Mes années parisiennes’’ se distinguent par une tonalité particulière qui nous rappelle bien l’univers rabelaisien chez qui la hiérarchie entre le haut et le bas se trouve dépassée au profit de la mise en place d’une réalité composite où les sens sont mis à l’honneur à côté de la pure intelligence…
Ainsi, dans ses pérégrinations, notre narrateur est capable de se laisser envoûter aussi bien par les prestations intellectuelles d’un des pontes de la Sorbonne, comme de se laisser troubler par le spectacle, en pleine rue, de «la main d’un jeune homme complètement ouverte et plaquée sur la fesse de son amie», une main qui «semble tenir en laisse un précieux trésor, par le morceau le plus friand et le plus charnu…»
De même, érudit, le narrateur est capable de s’attarder aussi bien sur Érasme et sur son ‘‘Éloge de la folie’’, ou sur l’histoire d’un monument ou celle d’un jardin connu, que de s’extasier sur un cours de littérature présenté par une sommité de la critique universitaire, ou de consacrer un long passage aux séducteurs et à leurs exploits tout en passant en revue les plus prestigieux parmi eux, à savoir, Don Juan, Richelieu, Casanova, voire Mitterrand, de telle sorte que parfois, on a le sentiment de lire quelques pages d’un ‘‘Traité sur les femmes’’ ou celles d’un manuel sur ‘‘L’art de la séduction’’.
Témoin itinérant d’un monde s’offrant en spectacle
Dans ces «Années parisiennes», et tout en gardant la préciosité du style et la sobriété de la syntaxe qui caractérisent son premier récit de souvenirs, le narrateur s’amuse à mélanger avec beaucoup d’aisance les registres et passe allègrement du familier, en décrivant un séducteur en train de «tenir le crachoir» à une fille, en employant des termes comme «frimousse», «bougeotte», ou des expressions comme «faire ses cliques et ses claques»…, à un registre plus soutenu où il n’est pas rare de rencontrer quelques références à la mythologie («la main des Parques» pour évoquer la mort) ou à la littérature.
Dans ce livre de souvenirs, le «je», ce «témoin itinérant», nous offre le monde qui l’entoure en spectacle… Sur son chemin, il écoute et observe le théâtre de la vie. Il réfléchit, savoure, déteste, exulte, mais aussi, il s’invite discrètement dans les univers des autres qu’il cherche à comprendre, à en deviner la nature, sans pour autant se laisser trahir et sans jamais baisser la garde, résistant, ainsi, à toutes velléités d’indiscrétion… «Circulez, il n’y a rien à voir», semble nous dire le narrateur dont le doigt qui montre cherche plutôt à détourner notre regard, de sorte que le «jeu» qui est l’objet central du récit se trouve, ainsi, repoussé vers la périphérie.
Un «moi» passionné, ouvert à tous les plaisirs
Dès lors, en lisant ces «Années parisiennes», on a le sentiment que les commentaires érudits que le narrateur fait et les anecdotes qu’il évoque, que les scènes qu’il décrit et les portraits qu’il esquisse ne sont, en fait, que des prétextes qui ne servent qu’à détourner notre attention, qu’à préserver un «moi» passionné, ouvert à tous les plaisirs qu’offrent la vie, mais aussi, dérober à notre regard une conscience prise au piège de l’atermoiement. En fait, derrière l’assurance et la sérénité affichées, se cacherait une âme bouillonnante et rebelle qui s’ignore.
D’ailleurs, le charme du texte réside, entre autres choses, dans ce jeu d’ombre et de lumière, dans le mystère qui se tisse autour du narrateur et dans l’authenticité qui caractérise la tonalité de sa voix, une voix dont la résonance devrait nous interpeller aussi diverses que soient nos préoccupations ou nos attentes. Si le texte est parvenu à exhumer des moments perdus, il a réussi aussi à nous révéler une sensibilité littéraire et une part de la nature d’Abdeljelil qui se cache derrière le professeur émérite qu’est Si Karoui.
* Universitaire et écrivain.
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