Au moment où le débat a repris sur la difficulté de mettre en place la Cour constitutionnelle tunisienne, après que l’Instance provisoire de contrôle de la constitutionnalité des projets de loi eut (très courageusement !) décidé de renvoyer le projet de loi organique amendant la loi sur la Cour constitutionnelle au président de la république, nous publions cet article sur l’histoire de la Cour suprême américaine et les circonstances de sa mise en place et de son évolution à travers l’Histoire.
Par Mohsen Redissi *
Elle est le sommet du pouvoir judiciaire, le tribunal de dernier recours des Etats et des individus et l’interprète ultime des lois fédérales et de celles des différents États de l’union. L’article III, section I de la Constitution américaine instaure une cour suprême : «Les pouvoirs judiciaires fédéraux sont dévolus à la Cour suprême fédérale, ainsi qu’à des tribunaux inférieurs dont le Congrès pourra, au besoin, ordonner l’instauration. Les juges, tant de la Cour suprême fédérale et des tribunaux inférieurs, devront remplir leurs charges avec une bonne conduite, et, à échéances fixes, recevront pour leurs services une rémunération qui ne sera pas diminuée durant leur mandat»
1- De la bicoque au Capitol Hill
Des blancs en soutane de noir vêtus, leur signe distinctif, tels sont les juges membres de la Cour suprême. Thurgood Marshall est le premier homme de couleur, un Afro-américain, à intégrer le gotha de la Cour en 1967 après avoir âprement défendu dans sa plaidoirie devant cette même cour douze ans plutôt le cas Brown v. Board of Education. Son réquisitoire a mis fin à la ségrégation raciale dans les écoles et dans la foulée dans la haute sphère de la justice. Sandra Day O’Connor le rejoint 1981 comme première juge femme. Deux tabous sont tombés : la ségrégation et le mépris du genre. Les portes de la grande Cour sont franchies, elles resteront grandes ouvertes; désormais d’autres juges de couleur et d’autres femmes siégeront sur ses bancs.
L’instance a déménagé au cours de son histoire douze fois. Comme si personne n’en veut ou a peur de lui offrir le gite trop longtemps de peur de la provoquer. Elle finit par s’établir en 1935, année de l’achèvement, dans un bâtiment qui sied à sa grandeur. D’une bicoque en 1790 à New York à une bâtisse imposante sur le Capitol Hill à Washington, D.C., en face du Capitole, siège du Congrès. Depuis, les deux branches du pouvoir s’observent du fond de l’œil ou plutôt sur le fondé des lois.
La Cour a tenu sa première réunion à New York le 2 février 1790 avec un jour de décalage. Le lundi 1er février seuls trois des six juges sont présents. L’état des routes et les distances à parcourir ont rendu leur présence difficile. Elle a rendu sa première décision le 3 août 1791 dans une affaire banale de l’avis des historiens seulement un jour après avoir entendu les arguments. Le maigre salaire dissuadait les plus téméraires à rejoindre la Cour. Être juge dans les districts revient plus lucratif que suivre les pérégrinations d’une cour à la recherche de la justice.
Au cours de son histoire le nombre de ses membres n’a pas cessé de grossir ou de diminuer au gré des humeurs et des envies des présidents et du Congrès. Six au temps de George Washington puis cinq puis dix. Le Congrès en 1869 a fixé le nombre à 9, inchangé depuis, un Chief Justice (juge en chef), et huit autres Associate Justice, juges assesseurs ou tout simplement juges.
Pourquoi un démarrage à six membres? Les juges de la Cour suprême rendent justice également dans les tribunaux des 13 premiers districts selon la Loi sur la magistrature de 1789 (Judiciary Act of 1789), un pour chaque État (colonie) regroupés en trois régions: orientale, moyenne et méridionale. Chaque cour de district est présidée par trois juges: un juge local et deux juges de la Cour suprême, au total six.
2. À la vie à la mort
L’article III de la constitution américaine créant la Cour suprême reste vague sur la composition, le nombre ou la durée du terme d’un juge. Le tout est laissé à l’appréciation ou à la discrétion de l’exécutif. Nommés à vie par le président, avec le consentement du Sénat à la majorité simple 51 voix sur 100 depuis 2017 au lieu de 60 voix.
Dans l’offre d’emploi, Job description, aucune qualification n’est requise ou expérience exigée. Une «bonne conduite» et rien d’autre est la condition sine qua none pour tout juge de bénéficier de la pérennité de l’emploi. Les juges servent à vie. Ce n’est pas un choix fortuit. Derrière cette supposée légèreté repose la philosophie des Pères fondateurs : créer une société nouvelle où les élections régissent l’alternance et la stabilité assure l’indépendance de la cour. Trois plaies les touchent : la démission pour sénilité avancée, la mort ou la mise en accusation. Cette inamovibilité les libère du président parrain, ils n’ont plus de compte à lui rendre et votent selon leur conviction profonde et non pas par obligation ou par appartenance ou par allégeance. Le juge assesseur William Orville Douglas est parti à la retraite après 36 ans et 209 jours passés sur les bancs de la Cour.
L’American Bar Association et le FBI passent au crible fin le passé caché ou méconnu des candidats. Leur présent est mis à nu. Tout candidat doit avoir une conduite exemplaire de sa jeune enfance jusqu’au moment de son passage devant le Sénat. Etre membre de la Cour est une prédestination en quelque sorte et non pas un accident ou un parachutage pour un service rendu ou une faveur. La Commission judiciaire du Sénat le presse de questions sur plusieurs sessions pour sonder sa personnalité.
La durabilité des juges fait d’eux la mémoire vive et vivante de la Cour. Les débats sont transcrits, les jugements sont rendus publics mais les jurisprudences sont transmises oralement par les Anciens. Forts de leur longue expérience, les juges les plus âgés sont souvent des références en la matière, ils dirigent les discussions et éclairent les novices. Cet héritage juridique est traduit par la ligne de rigueur dans la prise de jugement et de l’écriture de l’opinion de la Cour.
La Cour tire sa puissance légale de la personnalité des juges qui l’ont dirigée. Le rôle du juge en chef est primordial. Sa longévité est si importante que l’on finit par nommer la cour en son nom. Il laisse derrière lui à jamais ses empreintes intellectuelles, ses convictions et sa conception de la haute justice, pour ne citer que le plus récent William Hubbs Rehnquist mort dans l’exercice de ses fonctions en 2005 après avoir passé presque 19 ans à la tête de la Cour. Elle qui n’a connu que 17 juges en chef depuis sa création en 1789 à quelques mois près de la naissance de la présidence américaine. L’Amérique a connu 46 présidents dont 5 qui n’ont jamais eu la chance de nommer l’hombre d’un juge. Les Etats-Unis cherchent la stabilité dans la justice pas dans la présidence parce que le président lui aussi tombe sous la coupe de la Cour suprême. Ca veut tout dire.
2.1- Destitution ou retraite ?
Les juges de la Cour suprême peuvent être soumis à une procédure de destitution impeachment sur le modèle appliqué au président : la mise en accusation, discussions dans la Chambre des représentants, passage au vote final au Sénat pour confirmation ou rejet de la destitution. En 1969, Abe Fortas est le premier et le seul juge assesseur jusqu’à présent à démissionner pour éviter la procédure de destitution. Des juges sont priés par leurs pairs de prendre leur retraite à cause de leur âge avancé comme le cas en 1932 pour Oliver Wendell Holmes Jr., 90 ans, après trente ans passés au service de la justice et de la Cour. Ceci n’a pas empêché le président Thomas Jefferson de dire que «les membres de la Cour suprême prennent rarement leur retraite et ne meurent jamais.»
3- Enjeux politico-juridiques
La Cour peut «envoyer en enfer le Congrès, le président et les gouverneurs des États», selon Alpheus Thomas Mason, spécialiste de la Cour suprême. Elle est l’objet de toutes les convoitises et le centre d’intérêt de ceux qui gouvernent.
Les premiers citoyens américains libres ont voulu faire de cette Cour une institution apolitique. Malheureusement, elle perd sa neutralité dès les premières années. Un conflit éclate en 1804 entre le troisième président américain Thomas Jefferson et le juge assesseur Samuel Chase, fédéraliste signataire de la Déclaration d’indépendance, accusé par le président Jefferson et les républicains de positions partisanes dans plusieurs procès. La Chambre des représentants vote sa destitution, le Sénat l’absout. Il conserve son siège à la Cour jusqu’à sa mort en 1811.
Nommé à vie, chaque désignation d’un nouveau juge fait des remous au tour du candidat. L’événement dépasse les frontières nationales américaines. Les médias se focalisent sur la vie et l’œuvre du nouveau venu. Les présidents américains utilisent ce pouvoir pour laisser une empreinte même infime sur le temple de la Cour suprême. Le choix du candidat se fait selon leur agenda politique, ils sont conscients que le leur peut transformer la société américaine.
3.1-Politique de la terre brûlée
La cour suprême américaine a toujours été une source de tension entre les partis, les présidents et les sénateurs. Le vote des sénateurs en faveur ou contre tel candidat est le reflet d’une atmosphère tendue dans les coulisses du pouvoir. Un dossier mal ficelé, des opinions et des écrits controversés d’un candidat, un désaccord avec le président est une raison considérée comme valable pour rejeter le candidat.
John Adams, le deuxième président ayant perdu devant son rival Thomas Jefferson à quelque mois de la fin de son mandat a fait adopter en 1801 une loi limitant le nombre de juges à cinq au lieu de six. Par cette manœuvre, il a voulu réduire les chances de son successeur de nommer un nouveau juge pendant son mandat.
Les présidents progressistes et les président conservateurs se livrent une guerre sans merci par nomination interposée. Chacun cherche à renforcer son legs ou faire passer son programme social ou politico-juridique en proposant des juges favorables à ses convictions. Une Cour suprême progressiste a aboli la ségrégation dans les écoles, a autorisé le mariage gay et a légalisé l’avortement. Une Cour conservatrice peut remettre en question ces acquis que redoutent les américains par les tentatives de l’ancien président Donald Trump en nommant des juges ultra conservateurs.
3.2- Date limite de consommation
La Constitution ne dit absolument rien sur les délais de remplacement d’un juge mort ou parti à la retraite. Ils sont gérés par le président et essentiellement par le président du Sénat qui n’est autre que le vice-président, et par le chef de la majorité au Sénat. Ils restent les maitres absolus s’ils sont du même parti. L’audience des juges-candidats, leur confirmation et leur prestation de serment est un des pouvoirs constitutionnels du Sénat.
Merrick Garland, le candidat de Barack Obama, a été refusé par les républicains sous prétexte de l’approche des élections présidentielles. Ces mêmes républicains profitant d’une majorité au Sénat, 52 voix, ont détourné l’obstruction à la nomination flibuster brandie par les démocrates en changeant la majorité à 51 au lieu de 60 en nommant le très conservateur Neil Gorsuch à quelques mois de la fin du mandat de Donald Trump.
C’est le Congrès, et non la Constitution, qui décide de la taille de la Cour suprême. Avec une majorité au Sénat un président peut changer le cours de l’histoire en nommant des juges favorables à ses engagements politiques ou économiques. Mais ces nominations peuvent aussi réserver des surprises. Assurés par leur entrée dans le cercle fermé de la Cour suprême, les juges surprennent assez souvent, leur immunité et le caractère inviolable de leur position leur donnent des idées propres.
* Fonctionnaire international à la retraite.
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