Si, sur le plan de l’organisation politique, la Tunisie était depuis 2011 dans une situation de non-droit, aucune autorité ne pourrait se prévaloir d’une quelconque légitimité y compris le président de la république. Voilà où peut mener le littéralisme de Kaïs Saïed, qui a aussi fourni les munitions à ses propres adversaires.
Par Mounir Chebil *
En se fiant à la logique du président de la république Kaïs Saïed et à son interprétation étriquée des articles de la Constitution, on pourrait conclure que son statut de président est lui même dépourvu de base juridique probante qui lui attribuerait le statut de président de la république de fait et non de droit. En effet, et tout en restant dans le cadre de son juridisme, la Constitution du 27 janvier 2014, qui lui a permis de se faire élire président en 2019, serait une constitution de fait et non de droit.
Toute l’organisation politique actuelle a pour point de départ le discours du président de la république par intérim Foued Mebazaa, le 3 mars 2011. Dans ce discours, il a annoncé que «la réforme politique impose de trouver une base constitutionnelle nouvelle qui reflète la volonté du peuple et jouit de la légitimité populaire». Il a convié le peuple à élire une Assemblée nationale constituante (ANC), le 24 juillet, selon un régime électoral particulier qui serait élaboré par la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (Hiror).
Des institutions nées de textes de loi frappés d’une nullité absolue
Le contenu de ce discours a été repris dans le préambule du décret-loi n° 2011-14 du 23 mars 2011, portant organisation provisoire des pouvoirs publics, la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Ce décret-loi énonce dans son article premier : «Jusqu’à ce qu’une Assemblée nationale constituante, élue au suffrage universel, libre, direct et secret… les pouvoirs publics dans la République Tunisienne sont organisés provisoirement conformément aux dispositions du présent décret-loi.» Son article 18 stipule : «Le présent décret-loi cesse d’être appliqué dès qu’une Assemblée nationale constituante prenne ses fonctions et détermine une autre organisation politique» D’ores et déjà, ce décret-loi a appelé à la constitution d’une ANC.
Par ailleurs, le préambule du décret-loi n° 2011-35 du 10 mai 2011 relatif à l’élection de l’ANC pris pour préciser la mission de celle-ci édicte : «Partant de la volonté du peuple tunisien d’élire une assemblée nationale constituante dont la mission est d’élaborer une nouvelle constitution pour le pays… Il a été convenu d’élire une assemblée nationale constituante …» L’article premier de ce décret-loi dispose que : «Les membres de l’assemblée nationale constituante sont élus au suffrage universel, libre, direct et secret…»
On peut dire que ces deux décrets-lois sont les textes juridiques à valeur de lois qui ont fondé la constituante en tant qu’assemblée élue pour élaborer la constitution. Aux termes même de l’article 4 du décret-loi du 23 mars 2011: «Les textes à caractère législatif sont pris sous forme de décret loi…»
Or le décret n°1086 du 3 août 2011 relatif à l’appel des électeurs pour élire les membres de l’ANC précise dans son article 6 que : «L’assemblée nationale constituante se réunit, après la proclamation des résultats définitifs du scrutin… et se charge d’élaborer une constitution dans un délai maximum d’un an à compter de la date de son élection.» Ce décret est pris sur la base des deux décrets lois sus visés. Il constitue un décret d’application qui a aussi complété et précisé le décret loi du 10 mai 2011. C’est sur la base de ce décret que les candidats à la constituante ont déposé leur candidature et que les électeurs ont été appelés à les élire.
Si on considère que ce décret qui a fixé un délai d’une année pour l’élaboration de la constitution est pris en contradiction avec le décret loi du 10 mai 2011 qui a laissé le délai pour l’élaboration de la constitution ouvert ou indéterminé, alors, ce décret est frappé d’une nullité absolue. En effet, le décret 1086, relatif à l’appel des électeurs pour élire les membres de l’ANC, était inférieur dans l’ordre juridique au décret loi du 23 mars 2011 ou celui du 10 mai 2011. Ainsi, ce décret a-t-il dérogé à l’obligation de conformité à une norme supérieure qui «signifie ne rien faire qui soit en contradiction avec elle…», comme il a été soutenu par René Chapus dans son ouvrage ‘‘Droit administratif général’’. Cela le range dans la catégorie juridique des actes inexistants. À ce sujet René Chapus a souligné dans le même ouvrage qu’«ordinairement, un acte contraire aux normes qu’il devrait respecter est, sans plus illégal (ou synonimement, irrégulier ou entaché d’excès de pouvoir). Et il est frappé d’inexistence juridique du fait de son annulation, si elle est prononcée, qui le renvoie au néant, et emporte l’inexistence des mesures que l’administration prendrait relativement à lui.»
Le tribunal administratif (TA), dans l’appel à l’affaire n° 25037 du 2 février 2007, a défini l’acte inexistant comme étant celui qui est «caractérisé par le dépassement par l’administration de la limite de son pouvoir pour empiéter sur le pouvoir des autres autorités publiques. Ce vice ne rend pas cet acte susceptible d’annulation uniquement, mais il le rétrograde au rang d’un fait matériel sans effet juridique.»
Le spécialiste de droit public Yadh Ben Achour a lui aussi souligné que le décret du 3 août a établi une nouvelle règle que ne requiert pas nécessairement le texte original de rang supérieur, alors il devient nul et non avenu.
Dans ce cas de nullité tous les effets de ce texte sont frappés de nullité. Les élections de l’ANC et cette assemblée même ainsi que la constitution qu’elle a élaborée tombent sous le coup de l’inexistence juridique, car toutes, basées sur un acte frappé d’une nullité qui le range dans la catégorie des actes inexistants. En effet, la Constitution qui a fait de Kaïs Saïed président rétrograde au rang de fait matériel au même titre que la constituante dont elle tire son autorité, puisque basées sur un décret non conforme à une norme qui lui est supérieure notamment le décret loi du 23 mars 2011.
Par ailleurs, certains pourraient soutenir qu’on pourrait amputer le décret n° 1986 de son article six pour le maintenir dans l’ordonnancement juridique et conclure à la légalité des élections des membres de l’ANC et sa mise en place. Seulement, on pourrait répondre à ce raisonnement qu’on ne pourrait se prévaloir de la divisibilité de cet acte pour l’amputer de son article 6 fixant le délai de l’élaboration de la constitution à une année au maximum, tout en maintenant le décret dans l’ordonnancement juridique.
Une situation de non-droit frappe tout le système politique post-2011
L’amputation du décret de son article 6 consisterait à transformer un acte administratif de façon importante. Le juge ne peut se substituer à l’administrateur. Les pouvoirs limités du juge de l’annulation font qu’il ne prononce d’annulations partielles que si celles-ci n’affectent pas l’essentiel de l’acte. Or, la divisibilité de cet acte priverait la partie restante de son équilibre et de sa portée pratique.
L’article 6 constituerait le support nécessaire aux autres éléments du décret en question. On ne pouvait, en toute logique, appeler à l’élection d’une constituante sans l’astreindre à un délai pour accomplir la mission qui lui a été définie, celle d’élaborer une constitution. Il s’agissait d’écourter au maximum la période transitoire et l’instauration d’un pouvoir provisoire limité dans le temps et qui ne devrait pas s’éterniser.
D’ailleurs, c’était là l’intention du peuple déclaré souverain. Les citoyens étaient appelés aux urnes par le décret n° 1086 pour élire les constituants en leur déléguant le pouvoir d’élaborer une constitution dans un délai ferme d’une année au maximum. Le décret n° 1086 est à considérer en entier et comme à ranger dans la catégorie des actes inexistants et comme non-écrit et par conséquent aussi bien les élections à la constituante et la mise en place de celle-ci seraient dénués de toute substance juridique probante. Tout ce qui s’était construit sur la base de ce décret ne serait que des situations de fait et non de droit.
Kaïs Saïed doit son statut à une situation de fait et non de droit. Il doit par conséquent nous épargner tout son charabia sur l’Etat de droit et sur son attachement à une constitution qui s’élèverait tout au plus au statut d’un fait matériel. Sur le plan de l’organisation politique, la Tunisie serait depuis 2011 dans une situation de non-droit et aucune autorité ne pourrait se prévaloir d’une quelconque légitimité y compris le président de la république. Voilà où peut mener le littéralisme de ce dernier. Il a aussi fourni les outils à ses propres fossoyeurs.
À suivre…
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Tunisie, un Etat de non-droit : 1- La Cour constitutionnelle empêchée de voir le jour
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