Au-delà du contenu de l’entretien virtuel ayant eu lieu vendredi 25 juin 2021 entre le chef du gouvernement Hichem Mechichi et la vice-secrétaire d’Etat américaine Wendy Sherman, il y a un fait qui semble avoir échappé à tous les commentateurs et qui en dit long sur la grave dégradation du rang de la Tunisie sur la scène internationale.
Par Ridha Kefi
En principe, et conformément aux usages diplomatiques où la forme a souvent une signification plus importante que le contenu, cet entretien aurait dû avoir lieu entre le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken et son homologue tunisien, le ministre des Affaires étrangères Othman Jerandi.
On peut certes imaginer que M. Blinken, qui était en tournée en Europe, ne pouvait s’atteler à la tâche et que les messages que Washington voulait transmettre à Tunis étaient importants et urgents. Dans ce cas la vice-secrétaire d’Etat pouvait le remplacer et elle était dans son rôle. Mais cela n’explique pas pourquoi elle a outrepassé celui qui était censé être son interlocuteur privilégié : M. Jerandi en l’occurrence.
Un choix unilatéral du gouvernement américain
Le fait que l’entretien se soit déroulé entre Mme Sherman, à sa demande, et le chef du gouvernement en personne et non avec le chef de la diplomatie démontre, si besoin est, que c’est là un choix unilatéral du gouvernement américain qui sait que, compte tenu de la situation générale dans notre pays, il pourra imposer ce que bon lui semble, et même piétiner les règles du protocole diplomatique. Il l’a d’ailleurs fait avec la désinvolture et le mépris, même si ce dernier mot pourrait choquer certains, qui n’auraient pas été acceptés par les dirigeants d’un autre pays.
Cependant, les nôtres, qui ont mis leur pays au bord de la banqueroute et tendent la main pour demander l’aumône, pouvaient-ils se permettre des réactions d’amour propre qui leur seraient coûteuses en termes de tarissement des sources de l’aide internationale, dont 11 millions de Tunisiens sont condamnés à vivre, dans une indignité même pas offusquée, car amplement méritée comme une gifle infligée à un mauvais élève.
Tout cela pour dire que le chef du gouvernement, dont la précarité du poste est de notoriété publique, n’avait pas réellement les ressources nécessaires à tous points de vue pour renvoyer son interlocutrice à son ministre des Affaires étrangères et encore moins au vice-ministre des Affaires étrangères.
«Etant déjà lui-même dans une posture très inconfortable aux plans politique et personnel, du fait du conflit institutionnel l’opposant au président de la république Kaïs Saïed, il ne pouvait pas ou plutôt ne voulait pas s’aliéner le gouvernement des Etats-Unis dont le soutien à la demande tunisienne d’un prêt de quatre milliards de dollars sur trois ans auprès du Fonds monétaire international (FMI) sera on ne peut plus précieux… Le reste peut attendre», commente un ancien diplomate, en ajoutant que, par ce geste, la sous-secrétaire d’Etat américaine a voulu montrer que son pays a des messages forts à transmettre en très haut lieu. Et elle a choisi pour cela le premier responsable de l’administration publique, là où justement tout semble coincer en Tunisie.
L’insistance de Mme Sherman sur la question du respect des droits de l’homme ne pouvait, à cet égard, passer inaperçue, car M. Mechichi assume l’intérim à la tête du ministère de l’Intérieur et est le premier responsable des violences policières enregistrées ces derniers mois dans le pays, violences qui constituent de graves régressions dans le processus de transition démocratique dans un pays que les Etats-Unis aimeraient pouvoir donner en exemple dans une sous-région dominée par des régimes autoritaires pour ne pas dire dictatoriaux.
Rappelons, également, dans ce même contexte, que c’est la vice-présidente américaine Kamala Harris qui s’était récemment entretenue au téléphone avec le président Kaïs Saïed et non le président Joe Biden en personne, comme on aurait pu s’y attendre et comme cela aurait sans doute été fait s’il s’était agi d’un autre pays dont le rang est plus hautement placé que la Tunisie dans la considération des responsables de la première puissance mondiale.
La cuisine interne dessert l’image extérieure du pays
Pour revenir à l’entretien entre Mechichi et Sherman, «le secrétaire d’Etat tunisien aux Affaires étrangères aurait dû y être présent», estime notre ancien diplomate déjà cité. «Cela aurait permis au ministère des Affaires étrangères, principal responsable de la coordination du dossier diplomatique et le porte-voix de l’Etat tunisien au plan international, d’y être directement impliqué et de publier, à l’issue de l’entretien, un communiqué officiel sur sa teneur et éviter ainsi toutes les interprétations d’où qu’elles viennent et quelque qu’en soit la nature», ajoute-t-il.
Notre interlocuteur fait allusion ici, entre autres, à Radwan Masmoudi, fondateur, en 1999 à Washington, du Centre pour l’étude de l’islam et de la démocratie, un proche du parti islamiste Ennahdha auquel il fait le lobbying auprès de l’administration américaine qui, faut-il le rappeler, finance les activités de son centre.
Au lendemain de l’entretien Mechichi-Sherman, ce dernier s’est fendu d’un post Facebook où il a affirmé que le gouvernement des Etats-Unis fait pression, notamment sur le président Saïed, qui s’y oppose, pour faire accélérer la mise en place de la Cour constitutionnelle, laissant ainsi planer un doute sur la véritable teneur de cet entretien et même sur la position de Washington vis-à-vis des conflits politiques internes en Tunisie.
On peut sérieusement penser que M. Méchichi, dont l’allégeance à Ennahdha est de notoriété publique, a fait exprès de laisser le ministère des Affaires étrangères «hors-jeu» et, à travers lui, la présidence de la république. Cela, on l’imagine, dégrade encore davantage le rang de notre pays aux yeux de la communauté internationale.
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