Une certaine crainte me hante, emplit progressivement ma tête à lire tous les commentaires et les contre-arguments étalés à propos de la vie publique en Tunisie et son devenir. Ma crainte se résume en une question brutale: sommes-nous à la veille d’un éclatement, d’une rupture sociétale entre la «Tunisie de la colère» et «la Tunisie des bons sentiments» et des convenances.
Par Fathi Bchir *
Les lignes de fractures entre ces deux Tunisie sont multiples, mais elles tournent autour de même sujet pour ou contre l’islam politique. La nuance n’a plus sa place dans un tel débat.
Si un tel éclatement avait lieu, ceux qui n’ont jamais cessé de comploter contre l’Etat comme ossature et contre le pays dans son identité et son histoire, auront vraiment réussi leur coup. Leur rêve sera réalisé. Il est sans doute inutile de le préciser.
Abir Moussi a mis à nu le système
Tout revient en fait à Abir Moussi. Non pas à Abir Moussi elle-même, mais ce qu’elle révèle de l’état de la société tunisienne, probablement malgré elle. On ne peut lui en imputer toute la responsabilité.
À bien examiner, tout le monde est plus ou moins coupable de peser sur les lignes de fracture. À creuser la différence.
On en dira ce que l’on voudra. Mais ce que le citoyen moyen retient avant tout, alors qu’il est dans l’épreuve, menacé d’une crise globale, économique, sociale, sanitaire, et sécuritaire, est qu’elle a mis à nu le système. Elle l’a mis face à sa vérité.
On peut discuter de sa méthode et de l’apparence, mais ce que le citoyen retient d’essentiel c’est sa résistance farouche et déterminée au quasi occupant dans ce pays en pleine déperdition.
Ce que certaines dépeignent comme un «fond de commerce» ce n’en est pas un, c’est celui qui impose la réalité tunisienne, aujourd’hui Abir Moussi a probablement cet avantage d’avoir compris l’enjeu.
Une telle situation va imposer des choix qui ne s’embarrasseront pas de nuances ou d’excessives précautions oratoires. L’hésitation n’est plus admise et toutes tergiversations mal comprises.
Pour ou contre l’islam politique
Nous sommes décidément entrés dans une nouvelle ère, d’être «pour ou contre», non pas pour ou contre Abir Moussi mais pour ou contre l’islam politique.
Les lignes de fracture vont rapidement sans doute se transformer en fossé si on n’y apporte pas une réponse suffisante et le plus rapidement sera le mieux.
«La Tunisie de la colère et de la frustration» et «la Tunisie des convenances et des bonnes manières» vont vivre des relations exacerbées.
Il serait injuste d’incriminer Moussi seule, car elle n’est bon gré mal gré que le révélateur d’un état de fait.
Quelles solutions imaginer pour éviter cette guerre civile non déclarée qui se pointe à l’horizon: celles de la main tendue, non pas par-delà les lignes de fracture mais entre des gens d’un même côté. Il serait enfantin d’imaginer que seul un côté devrait faire toutes les concessions alors que l’autre n’escompte que d’en cueillir les fruits.
La légitimité du combat
Qui doit tendre la main? Abir Moussi bien sûr en premier. Sa situation de leader de fait de l’opposition qui a acquis une légitimité de combat, par sa fougueuse résistance, en incarnant totalement la colère populaire lui fait obligation de chercher à rassembler. Mais on ne peut tout renvoyer à sa responsabilité. Pour que la main tendue puisse réussir il faut qu’il y ait d’autres mains en face qui se tendent de franchement pour s’en saisir. Le danger actuellement est de ressentir un rejet réciproque de plus en plus renforcé.
Il appartient probablement à la société civile et plus encore aux leaders d’opinion, en tête l’UGTT et les partenaires sociaux en général, de faciliter la mise en relation et de tracer des lignes de conduite communes basées sur les priorités réelles du pays.
J’ai déjà émis l’idée d’une charte citoyenne qui fixerait les grandes lignes de ce que devrait être une Tunisie désireuse d’échapper à la fracture et à la cassure. D’une Tunisie remise sur les rails.
Il faudrait fixer les priorités du pays non pas selon des émotions du moment et des préférences personnelles comme seule la Tunisie sait pratiquer et ce genre de politique de confrontation des égos. Mais selon des critères objectifs. Savoir qui fait quoi et pour quelle finalité.
Chacun montrant en toute transparence son appartenance et ses réseaux d’intérêt et financier.
Il faudrait établir une liste non partisane de paramètres et donner l’occasion à chacun de cocher la case adéquate. Ou non.
Le choix des interlocuteurs au dialogue voulu sera ainsi facilité. Le reste n’est que du travail et du sérieux. Et de la volonté.
Si rien n’est fait toute la Tunisie va se retrouver à Lampedusa et beaucoup périront sans doute au milieu du parcours.
Il faut agir avant qu’il soit trop tard.
* Journaliste tunisien basé à Bruxelles.
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