J’ai demandé un petit prêt de deux mille dinars à la banque où mon compte est ouvert; le chef d’agence me l’a refusé. Pour lui, ma pension de retraite ne peut être une garantie au remboursement de toutes les échéances, car il n’y a aucune garantie qu’elle me sera servie. Il n’y a pas de gouvernement et le pays est au bord de la faillite. J’allais lui parler du mouvement Echaab yourid et de la constitution que le président Kaïs Saïed s’apprête à amender, mais je me suis ravisé pour ne pas lui paraître ridicule.
Par Mounir Chebil *
Le palais de Carthage a parlé, le 9 septembre 2021, par la voix de Walid Hajjam, via la chaîne Sky News Arabia. Ce conseiller auprès de la présidence de la république a perdu l’occasion de se taire. Son intervention était du pur «tsafsif» (démagogie) Ses «sawfa» et «attendre les prochains délais» ou «les délais les plus proches» destinés à éviter d’ouvrir la boîte de Pandore ne nous avancent en rien. Une fois encore, on est dans le flou le plus total concernant les projets du président Kaïs Saïed, notamment celui relatif à l’amendement de la Constitution de 2014 ou son abrogation pure et simple.
Il nous est permis de dire que ce flou est de mauvais augure. Celui qui est clair avec lui-même annonce les couleurs de sa pensée, même dans leurs grandes lignes. Celui qui veut nous faire avaler une couleuvre l’entoure de flou et de mystère. M. Hajjam, qui, sans jeu de mot aucun, excelle dans l’art de couper le cheveux en quatre, nous dit qu’il y aurait un régime plus équitable avec une meilleure répartition du pouvoir. «Il y aura un parlement mais pas comme le précédent», précise-t-il, sans préciser rien du tout. Tout cela n’est que «talamis» (poudre aux yeux). Car y a-t-il une constitution au monde qui ne prévoit pas de répartition des pouvoirs ? Et à quoi rime cette notion d’équité si équivoque et si controversée? Par ailleurs, de quoi sera-t-il fait le parlement d’un genre nouveau, y a-t-il un prototype dans un autre pays que l’on peut invoquer? Pour qui nous prend-il ce Hajjam ou est-ce qu’il est en train d’apprendre «el-hjama fi-rous el-yatama» (la coiffure dans la tête des orphelins).
Peut-on savoir ce que mijote M. Saïed ?
Au moins, en 2011, les constituants, avant même de s’installer dans l’hémicycle pour plancher sur la nouvelle constitution, ont déclaré qu’ils vont rafistoler un régime parlementaire rationalisé donnant assez de pouvoir au président de la république en considération de son élection au suffrage universel. Ces pouvoirs, bien que sciemment limités, ont permis à Kaïs Saïed de faire son passage en force du 25 juillet 2021, en se basant sur le fameux article 80. Il a gelé le parlement et démis le chef du gouvernement tout en gardant certains ministres bouche-trous. Les débats étaient publics et la première mouture a été réajustée sous la pression de la rue et le sit-in d’Errahil, en août et septembre 2013au Bardo.
En Tunisie, il y a plusieurs dizaine de milliers de personnes qui ont étudié le droit constitutionnel, la sociologie politique, l’histoire des idées politiques et le droit public en général. La Tunisie grouille d’enseignants en droit constitutionnel, du professeur à l’assistant. L’opinion est tellement politisée que même l’éboueur qui lève les ordures ménagères s’est fait une idée des régimes politiques classiques. Est-ce que tout ce beau monde n’a pas le droit de savoir ce que mijote monsieur le président de la république, ou, est-ce que son projet sociétal est l’apanage des élèves de Nizar Chaari et de Ridha Chiheb Mekki alias Ridha Lénine qui sont ses courroies de transmission et ses relais avec la nébuleuse d’Echaab yourid, parti, mouvement ou coterie ?
Monsieur Kaïs Saïed, il est de mon droit absolu de connaître ce que vous mijotez avant même que vous organisiez le référendum que vous semblez projeter pour faire accepter votre projet politique directement par le peuple, tout en contournant tous les acteurs politique. Sur quel thème porterait d’ailleurs ce référendum ? Allons-nous être mis devant le fait accompli et conduits au paradis terrestre par Merlin l’enchanteur? Et qu’avons-nous besoin d’un référendum ? «Que de barricades pour six malheureuses sardines», disait Jacques Prévert. L’écrasante majorité des Tunisiens sont pour la réhabilitation du régime présidentiel, soit. La constituante de 2011 et la constitution de 2014 n’ont pas de base juridique probante. C’est la constitution de 1959 qui, dans les faits, demeure en vigueur.
Nous n’allons pas réinventer la roue !
Monsieur le président, remettez les pieds sur terre ! On n’a plus le temps pour refaire le monde. Comme déjà soutenu dans un précédent article, vous avez la constitution de 1959 à nettoyer des scories ajoutées au fil des décennies et de la dérive autoritaire de Bourguiba et de Ben Ali. Une commission que vous superviseriez s’y pencherait pendant un maximum de trois mois et le tour serait joué. La nouvelle constitution pourrait même prévoir que vous resteriez président jusqu’à la fin de votre mandat actuel. Pour le code électoral aussi, il faut faire vite. On ne fait jamais une constitution aussi parfaite qu’une montre Rollex. Laissons le temps au temps et les adaptations sont toujours possibles. La constitution américaine votée en 1787 comprend sept articles et elle a connu vingt sept amendements. Quoi que vous fassiez pour faire reluire la vitrine, la Tunisie est en situation de non-droit depuis 2011. Il se trouve que vous tenez le gouvernail, vous avez encore une légitimité, faites avancer le bateau et menez-le à bon port sans trop chercher la finasserie juridique qui ne serait, dans tous les cas, que relative.
Par ailleurs, la Tunisie serait-elle le seul pays au monde qui n’a pas de cadres compétents et intègres pour constituer un gouvernement? Serions-nous tombés si bas? En deux semaines, les Talibans ont formé un gouvernement rien que pour que les pays étrangers amis ou ennemis trouvent devant eux un vis-à-vis qui engage l’État. Nous, nos vis-à-vis discutent avec la société civile, et personne ne sait comment demain sera fait.
J’ai demandé un petit prêt de deux mille dinars à la banque où mon compte est ouvert; le chef d’agence me l’a refusé. Pour lui, ma pension de retraite ne peut être une garantie au remboursement de toutes les échéances, car il n’y a aucune garantie qu’elle me sera servie. Il n’y a pas de gouvernement et le pays est au bord de la faillite. Je lui ai parlé de constitution, il m’a répondu «Istanna ya djaja hata yjik el kamh min Béja» (la poule pourra toujours attendre les graines en provenance de Béja).
* Haut fonctionnaire à la retraite.
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