Il faut être aveuglé par un parti-pris politique, une répulsion personnelle ou une hostilité de principe vis-à-vis de la personne pour ne pas comprendre les déclarations et les décisions du président Kaïs Saïed, qui a mieux qu’une simple feuille de route ou un programme de gouvernement : une mission historique, dont il n’a d’ailleurs jamais fait mystère : assainir un Etat gangrené par le clientélisme, le népotisme et la corruption et en finir avec un système politique générateur d’inégalités, et dont profite une minorité de privilégiés.
Par Ridha Kefi
Cette mission, M. Saïed l’a de nouveau évoquée hier, lundi 11 octobre 2021, lors de la présentation des membres du gouvernement Najla Bouden et leur prestation de serment, au Palais de Carthage, en insistant, dans son discours, sur la nécessité de combattre la corruption, d’instaurer l’Etat de droit et de mettre en place un système politique moins inégalitaire et qui applique la loi à tous, sans distinction de classe, de région ou d’appartenance politique.
En d’autres termes, M. Saïed ambitionne de «libérer» la Tunisie de ses démons et de ses tares qui ne datent pas du 14 janvier 2011, mais remontent à plusieurs décennies, comme il l’a expliqué hier, en parlant carrément de «tahrir watani» (libération nationale), laissant entendre par là que le pays, qui n’est certes plus colonisé, demeure prisonnier d’une «mandhouma» (système) qui ne saurait être changée par un simple ravalement de façade, comme on l’a fait jusque-là, au lendemain des changements de régime que le pays a connus au cours de son histoire contemporaine, le 25 juillet 1957, le 7 novembre 1987 et le 14 janvier 2011.
«Je veux être Bourguiba ou rien», semble se dire Kaïs Saïed, en paraphrasant la célèbre phrase de Victor Hugo «Je veux être Chateaubriand ou rien». Le professeur de droit constitutionnel, féru de littérature et très imbu d’histoire, ne compte pas être un «vulgaire» président, comme le furent trois de ses prédécesseurs, Zine El-Abidine Ben Ali, Moncef Marzouki et Béji Caïd Essebsi (trop peu pour lui !); il veut graver son nom en lettres d’or dans l’histoire de la Tunisie et de la région et tutoyer ainsi l’éternité. Et pour cela, il lui faut une œuvre à la mesure de ses ambitions.
«Je veux être Bourguiba ou rien», se dit-il, d’autant qu’il a plusieurs points communs avec ce dernier : le mépris de l’argent, le dévouement à la cause publique et la haute idée de lui-même et de sa mission.
Face au rentiers de la république
Depuis l’annonce, le 25 juillet dernier, des «mesures exceptionnelles» conformément à l’article 80 de la constitution, Kaïs Saïed ne montrait aucun empressement, prenait son temps, étudiant minutieusement le prochain pas, alors que tout le monde, à l’intérieur et à l’extérieur, le pressait de nommer un chef de gouvernement et de former une nouvelle équipe gouvernementale pour parer au plus urgent, et Dieu sait que le pays, aux prises avec une crise socio-économique asphyxiante, marche sur du charbon ardent.
On commence à peine aujourd’hui à comprendre ce qui, chez lui, a été longtemps considéré par les analystes et les commentateurs comme une insupportable lenteur. Suspicieux, car faisant face à une forte hostilité de la part des rentiers de la république, les lobbys politico-financiers et les groupes d’intérêts, fortement imbriqués et implantés au cœur même de l’Etat et de l’administration publique, où il compte ses plus virulents opposants, il ne voulait pas commettre les erreurs du passé, notamment la nomination de deux chefs de gouvernement, Elyes Fakhfakh et Hichem Mechichi, qui ne se sont pas montrés à la hauteur des exigences du moment sinon de ses propres attentes.
Ce sont, d’ailleurs, ces soucis de rigueur qui l’ont poussé à nommer une femme, Najla Bouden, une commis de l’Etat sans appartenance politique connue et grande bûcheuse ayant fait toute sa carrière au sein du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, pour présider un gouvernement dont la composition, révélée hier, exprime ces mêmes soucis d’indépendance et de compétence du nouveau personnel gouvernemental.
Restaurer l’Etat et rétablir la confiance dans les services publics
Les nouveaux membres du gouvernement sont tous politiquement indépendants, universitaires, commis de l’Etat ou acteurs de la société civile qui n’ont pas d’affinités ou de proximités politiques connues, familiers des dossiers sur lesquels ils auront à plancher et dont les décisions ne risquent pas d’être parasitées ou phagocytées par les habituels réseaux d’intérêts qui, par le passé, ont fait main basse sur l’Etat, en instrumentalisant ses institutions et en mettant ses hauts responsables à leur service. C’est là, du moins, le souci et le vœu du président Saïed, qui a d’ailleurs insisté auprès des nouveaux promus pour qu’ils réduisent le nombre de conseillers et d’attachés de cabinet, souvent imposés par les partis, et qui infestaient les coulisses des ministères, se faisant les porte-paroles et les avocats de ceux qui les ont nommés.
Le fait que le nouveau gouvernement compte dix femmes, presque la moitié de l’effectif gouvernemental, un taux jamais atteint auparavant, est en soi un indicateur important, car les femmes sont, presque par nature, moins solubles dans l’argent et plus soucieuses de l’intérêt public. En Tunisie plus qu’ailleurs, elles ont souvent montré plus de courage que les hommes dans les grands moments, en résistant aux influences néfastes et aux assauts des lobbys intrusifs.
La cheffe de gouvernement a d’ailleurs beaucoup insisté, en présentant les grandes lignes de son action future, sur la nécessité de restaurer la confiance des citoyens dans les services publics et dans les institutions de l’Etat et de ses serviteurs, une confiance gravement écornée par plusieurs décennies de clientélisme, de népotisme et de corruption à tous les niveaux de l’administration publique.
Ambitieuse Mme Najla Bouden ? Elle semble, en tout cas, avoir pris pour son compte les ambitions de celui qui l’a faite reine. Mais pour réussir, elle doit être aussi une vraie battante et ne jamais reculer devant les obstacles qui ne manqueront pas de se multiplier sur son chemin. Espérons, pour notre bien à tous, qu’elle sera à la hauteur de cette audacieuse tâche de salubrité publique dont on imagine les difficultés qu’elle aura à gérer au quotidien dans un pays paralysé, des décennies durant, par la résistance au changement.
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