Il est de notoriété publique que tout homme politique rêve de devenir un leader, un meneur de troupes et de se «construire» un charisme pour satisfaire ses ambitions. Le président Kais Saied, qui n’a pas un passé militant, a déjà avancé sur ce chemin sauf qu’il lui manque l’intendance et beaucoup de moyens.
Par Helal Jelali *
Que l’on soit partisan ou adversaire du président de la république, force est de constater que Kais Saied a bien réussi à créer un vrai climat de confiance entre lui et une écrasante majorité des Tunisiens. Et ceci est une première depuis 2011, il a battu en brèche la défiance qui frappait toute l’élite politique.
Deuxième succès, il n’a cessé depuis 2019 de donner des coups de griffes au parti Ennahdha, sachant que l’impopularité des islamistes s’est installée durablement.
Avec l’activation de l’article 80 de la Constitution et son interprétation personnelle, il est devenu le chef politique dont les pouvoirs ne connaissent aucune limite.
Un nouveau «récit national»
Cette situation inédite révèle bien que le président de la république tente, bon gré mal gré, d’écrire un nouveau «récit national» dont il serait le héros et le zaïm, sauveur d’un pays à la dérive.
Le processus d’«héroisation» se révèle facilement dans la sémantique présidentielle : complots contre sa personne, complots contre le pays, des ennemis souvent non identifiés, danger imminent, effondrement de l’État et des institutions…
Parallèlement, Kais Saied ne ménage pas sa peine pour dire qu’il gouverne «par le peuple et pour le peuple». Il voudrait démontrer, lors des visites à l’intérieur du pays, créer cette «fusion populaire» chère à tous les zaïm.
Par ailleurs, il a choisi une communication «descendante», sanctuarisée, et teintée de solennité autoritaire, qui pourrait se traduire ainsi : «Je vous écoute, mais c’est moi qui décide… Nous n’avons pas le temps pour un débat contradictoire».
La politique de palais est devenue la colonne vertébrale de l’action politique.
Son identité politique est un fourre-tout de conservatisme, d’idéalisme socialiste et de relents révolutionnaires, ce qui permettrait à chacun de ses partisans d’y trouver son compte. En politique Kais Saied ratisse large pour contenter tout le monde.
Le peuple trahi par son élite
Avec le recours à la rhétorique guerrière de «missiles juridiques» contre les adversaires politiques et les corrompus, le processus d’«héroisation» devient plus actif auprès d’un auditoire tout acquis à sa cause. C’est la condition nécessaire pour l’établissement d’un consensus plébiscitaire, doublé d’une bienveillance de bon père du peuple, un peuple trahi et désespéré par son élite, fatigué par dix ans de promesses évaporées et qui cherche le salut et le sauveur.
«Il est des nôtres» : ainsi s’est popularisée l’image de Kais Saied. Il prend son café dans les quartiers populaires, fait la queue chez le boulanger, et accroche derrière son bureau sa photo avec des potières. Pas de photo de Mendès-France comme jadis Habib Bourguiba ou celle de Barak Obama pour Béji Caïd Essebsi.
En clair, Kais Saied voudrait devenir un zaïm. Mais à ce desiderata, il manque l’essentiel, l’intendance. Goethe, qui était un grand écrivain, mais aussi un visionnaire politique, écrivait : «Un grand homme attire les meilleures personnes et sait comment les lier ensemble». Le président de république donne l’image d’un solitaire qui se méfie de tout le monde : pas de parti politique, pas d’activation des corps intermédiaires, relation distante avec la société civile, méfiance vis-à-vis des médias… Cette attitude ne cesse de brouiller son image et de le desservir même auprès de ses partisans.
Le leadership ne pourrait s’accomplir sans des relais puissants, indéfectibles, et surtout visibles.
Étrangement, sa communication reste rudimentaire pour ne pas dire nulle. Ignore-t-il que les médias participent aussi à la sédimentation de l’identité politique du leader? Qu’auraient été Nasser sans le journaliste Hassanine Haykal, sans Al-Ahram et la radio Sawt Al Arab… ou De Gaulle sans Le Figaro ou France-Soir?
Face au défi économique
Autre condition : l’action politique devrait être suivie de résultats tangibles et indiscutables.
Enfin, pas de zaïm sans un projet économique et social viable. Si le diagnostic de Kais Saied est perçu comme juste, le peuple ne voit pas encore la lueur de sa fameuse «nouvelle construction» («Al-binaa Al-jadid») dont parlent ses partisans, simple slogan ou serpent de mer.
Une question reste posée : l’époque des leaders et des zaïm n’est-elle pas révolue? Le temps présent n’est-il pas celui des dirigeants managers, gestionnaires et pragmatiques? La «peopolisation» éphémère des réseaux sociaux n’a-t-elle démoli l’ancien monde des leaders charismatiques ?
À tort ou à raison, l’économie est devenue la mère de la politique et non le contraire… Ce que Kais Saied, qui a jusque-là négligé l’économie, va être bientôt obligé d’admettre, d’autant que la crise économique et financière où se morfond la Tunisie ne cesse de s’aggraver.
* Ancien journaliste tunisien basé à Paris.
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