Combien de temps encore faudra-t-il à Kaïs Saïed, chef de tous les pouvoirs depuis plus six mois, pour donner la preuve qu’il est en capacité de rassembler les Tunisiens et de les remettre au travail ? Qu’il sait faire autre chose que décortiquer un texte de loi ? Qu’il sait faire autre chose que jeter «la révolution avec l’eau du 14 janvier 2011»? Qu’il sait faire autre chose que nous proposer ses chimériques pyramide inversée, sociétés populaires, référendum révocatoire et autres lubies?
Par Moncef Dhambri *
Admettons que le 25 juillet 2021 ait donné un coup d’arrêt à l’insidieuse et pernicieuse mainmise du parti islamiste d’Ennahdha sur l’Assemblée des représentants du peuple et le gouvernement. Acceptons aussi que notre Chevalier d’El-Mnihla (sans peur et sans reproche) ait sauvé le pays d’un «péril imminent» qui menaçait l’intégrité nationale. Acceptons également que la popularité qui a ouvert à cet «homme honnête et intègre» les portes du Palais de Carthage était méritée et qu’elle reste intacte. En tous cas, les instituts de sondages Emrhod Consulting et Sigma Conseil sont là pour nous le rappeler –à coups de doses régulières pour que l’on n’oublie jamais que, le 13 octobre 2019, notre pays l’a échappé belle en élisant le modeste maître-assistant constitutionnaliste et en refoulant un affairiste douteux dont les casseroles ne se comptent pas…
Soit dit en passant, n’importe quel autre candidat aurait pu battre à plate couture Nabil Karoui, au second tour de la présidentielle de 2019.
La dangereuse voie de la table rase
Qu’a donc fait Kaïs Saïed de ce plébiscite ? Pas grand-chose, diront certains. Rien du tout, diront d’autres. Pour d’autres encore, il a choisi une mauvaise voie, celle de la table rase, d’une remise des compteurs à zéro, d’une nouvelle constituante et d’une nouvelle constitution, celle de la réalisation de ses rêves d’étudiant de la fac de droit.
Nous ne nous expliquons pas, dans leur totalité, les pourquoi et comment le parcours de Kaïs Saïed a croisé le destin de la Tunisie. Pour l’instant, les premiers diagnostics nous disent qu’il s’agissait d’une rectification de trajectoire de la révolution du 14 janvier 2011, d’une nouvelle vague dégagiste, d’une reprise populaire du pouvoir, d’une remise sur les bons rails du pays et d’une volonté affirmée et résolue de réaliser les «vœux du peuple».
Bien sûr, toutes ces explications peuvent être plausibles : il est vrai que, pendant dix ans, un système vicieux a permis à une classe politique incompétente et corrompue de se jouer du sort du pays; pendant dix longues années, les Tunisiens ont été bernés et trahis; pendant dix ans, la Tunisie a accusé tous les retards… au point que certains d’entre nous regrettent d’avoir fait fuir Zine El-Abidine Ben Ali. Et c’est là le comble pour notre jeune démocratie, lauréate du prix Nobel de la paix de 2015. C’est là la pire insulte aux candides que nous étions !
Les angles morts dans la vision de Saïed
Soyons honnêtes, nous n’avions pas tant fauté pour mériter pareille ignominie. Le choc du 25 juillet –salutaire, à n’en pas douter– aurait pu suffire. Le coup de balai «saïedien» peut se poursuivre, car il y a tant à nettoyer et tant à aseptiser dans la maison Tunisie. Mais il y a aussi d’autres tâches pressantes, sinon plus urgentes.
Où en serons-nous d’ici le 17 décembre 2022, date des prochaines législatives, selon le calendrier de Kaïs Saïed? Qu’aurons-nous récolté? Dans quel état seront l’économie et la société tunisiennes? La consultation populaire via internet et le référendum du 25 juillet prochain nous nourriront-ils ? Nous permettront-ils de présenter un dossier défendable auprès du Fonds monétaire international ? Notre pays regagnera-t-il la confiance de la Banque mondiale, de l’Union européenne, des investisseurs nationaux et étrangers, de nos créanciers, nos bailleurs de fonds et autres agences de notation ?
Il y a tant et tant de questions, si essentielles pour notre survie et pour celle de notre beau pays, auxquelles le Chevalier d’El-Mnihla n’apporte pas de réponses –pas la moindre réponse. Il y a tant et tant d’angles morts dans la vision de Kaïs Saïed.
Que veut exactement le peuple ?
Son «peuple veut» est un slogan creux. Sa consultation populaire qui aurait, à ses yeux, la valeur d’une nouvelle investiture citoyenne, n’est que manipulation, falsification et délire. Il peut jubiler lorsque la cheffe du gouvernement Najla Bouden lui sert quelques petits indicateurs de tendance sur sa consultation numérique; il peut se réjouir que les résultats préliminaires de cette farce référendaire lui disent ce qu’il veut entendre… il finira bientôt par réaliser que l’effet wow du 25 juillet 2021 n’a que trop duré et qu’il faudra bien rendre des comptes : des comptes sur toutes les pénuries et raretés dont souffrent les Tunisiens et dont la liste est chaque jour encore plus longue, sur la hausse des prix qui n’en finit pas, sur le chômage galopant, sur les faillites innombrables et dans tous les secteurs, sur les déficits et l’effondrement de l’Etat.
Pourra-t-il, ce jour-là, continuer à bomber le torse, comme il a appris à le faire, ces six derniers mois? Nous sortira-t-il de son chapeau de magicien constitutionnaliste une autre entourloupe?
M. Saïed, sachez que vous êtes locataire du Palais de Carthage –et non pas propriétaire. Les mots ont un sens. Et la Tunisie n’a pas besoin de se définir dans vos chimères.
* Universitaire à la retraite et journaliste.
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