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Roman-feuilleton du Ramadan – «Aux origines de l’islam» : À la conquête du monde

Ali Ibn Abi Talib dans l’iconographie populaire.

Six mois ont passé déjà ; Abou Bakr s’était enfin décidé à abandonner son commerce de draps et d’étoffes pour se consacrer tout entier aux intérêts de la communauté islamique. Il se réserva du trésor une somme annuelle de six mille dirhams, juste suffisante pour les strictes nécessités, dont le pèlerinage à La Mecque.

Par Farhat Othman

À la veille de sa mort, à peine deux ans plus tard, il demandera de faire le décompte de tout ce qu’il aura pris du Trésor, et qui se sera monté à huit cent mille dirhams, en ordonnant à sa famille le remboursement intégral au Trésor public.

Son ministère à la tête du jeune État naissant ne fut certes pas long. Il eut cependant la satisfaction de ne pas quitter ce bas monde avant d’avoir eu la chance d’y agir pour faire resplendir la lumière de la nouvelle religion en lançant les troupes de l’islam à l’assaut des terres des anciens maîtres des abords de l’Arabie, les Perses et les Byzantins et leurs alliés arabes, souvent de confession chrétienne, dont notamment les Ghassanides, en Syrie, et les Lakhmides, en Irak.

Aussitôt qu’il eut fini de mater la révolte des apostats à Yémama, Khalid Ibn Al Walid fut envoyé en Irak pour y étendre la nouvelle religion grâce à ce qu’on n’appelait pas encore la guerre sainte mais qui en avait déjà tous les attributs dont l’ardente obligation et le prestige de servir Allah et d’incarner sa foi en lui donnant une réalité toute concrète.

Cette extension devait se faire par l’une ou l’autre des trois manières suivantes proposées aux ennemis : la conversion spontanée à l’islam emportant un statut équivalent en droits et en devoirs à celui du croyant musulman auquel on est alors lié par un lien de fraternité dans la foi, le paiement d’une capitation autorisant le maintien de sa propre religion, mais dans une situation de soumission avec un devoir de protection s’imposant aux dirigeants musulmans, ou enfin la guerre et l’asservissement inévitable au vainqueur selon la loi de la guerre.

Les ternes descendants des Manadhira, rois d’Al Hira, furent prompts à s’acquitter du tout premier tribut payé en islam de la part des Arabes de la région. Leurs illustres ancêtres étaient présentés comme les vassaux des Perses, mais des vassaux turbulents, étant aussi célèbres pour leur avoir infligé une retentissante défaite à l’aube de l’islam naissant à Dhou Kar ; une victoire de laquelle tout Arabe n’hésitera pas à se réclamer pour toiser les Perses, même convertis à l’islam.

Aux dépens de ceux-ci, rapide fut la chronique de l’extension islamique, alternant quelques accords de paix et nombre de batailles sanglantes, mais décisives en faveur des armées conquérantes. Il faut dire que des querelles dynastiques, ajoutées aux retombées des guerres incessantes avec les Byzantins, firent de la force perse une pâle copie du prestige d’antan.

Si les Perses sassanides avaient pu compter dans leur défense désespérée sur certains alliés arabes non musulmans, les troupes musulmanes ont profité, pour leur part, de l’aide d’Arabes chrétiens ainsi que de populations non arabes, telles les masses paysannes perses saisissant l’aubaine pour secouer le joug de leurs maîtres et se révolter contre des exactions trop longtemps supportées.

Un phénomène similaire se produisit en Syrie où, quasiment dans le même temps, les musulmans — qu’on n’appelait pas encore ainsi mais bien plutôt du nom de leurs plus importantes tribus ou coalitions tribales — s’étaient répandus, prolongeant les incursions contre les Byzantins qui y avaient été faites de la vie du prophète déjà. N’avait-il pas promis à ses disciples le trône de l’empereur byzantin, Héraclius, outre celui de l’empereur des Perses, Chosroês ?

Très certainement, la foi était derrière ces victoires successives; en flamme, sacrée qui plus est, elle embrasait tout, illuminant les énergies, leur âme guerrière, calcinant la moindre faiblesse pour un appétit redoublé de gloire.

Cependant, n’était pas en reste la perspective du gain, non seulement immatériel, chez les combattants musulmans aux rangs grossis de l’inévitable tourbe habituelle des conflagrations. Rompus aux guerres claniques, aux batailles sans fin, aux incursions et aux raids de pillage, nombre de tribus aux intentions troubles étaient promptes à s’enrôler, au service réel ou affiché de convictions religieuses ardentes ou encore en limbes, dans les armées conquérantes.

Celles-ci ne manquèrent pas de réserves prêtes à l’emploi en plus de groupes supplétifs qu’attirent toujours les troupes victorieuses, au point qu’Abou Bakr réussit à demeurer fidèle à sa règle érigée en principe absolu de tenir les apostats repentis à l’écart des troupes de conquête, ne leur pardonnant pas leur écart de conduite en les excluant des bénéfices des victoires musulmanes.

Chez ces armées, il y avait aussi un désir de revanche contre des peuples qui, longtemps, leur avaient fait subir leur mépris et une fierté excessive de leur civilisation, de leur passé de prestige. N’ayant été, de toujours, que des vassaux ou des peuplades sans Dieu ni maître, pauvres et divisées de surcroît, les Arabes n’étaient considérés que comme un ramassis d’incapables.

Leur atavisme guerrier, pourtant, les prédisposait à se lancer à la conquête des anciens maîtres et leurs conditions de vie misérables redoublaient une ardeur à posséder d’infinies richesses et d’avoir enfin le luxueux mode de vie des seigneurs. Passer de vie à trépas avec une chance de réaliser ce rêve ou, à défaut, de gagner le paradis, n’était donc pas mourir ; dans les deux cas, c’était ressusciter à une nouvelle vie : terrestre ou, encore mieux, dans l’au-delà.

Le propos tenu par les chefs arabes à leurs ennemis avant d’engager bataille faisait invariablement référence à tous ces éléments ; on le retrouvait résumé dans l’une des lettres d’Ibn Al Walid à ses adversaires : «Au nom de Dieu clément et miséricordieux. De Khalid Ibn Al Walid aux satrapes de Perse. Faites-vous musulmans, vous serez hors de danger, ou acceptez mon pacte de sécurité en payant tribut ; sinon vous aurez affaire aux gens que je vous ai amenés, aimant mourir comme vous aimez vous enivrer».

Fulgurante fut ainsi l’expansion de l’islam et ses troupes volèrent de succès en succès. L’état de faiblesse dans lequel se trouvaient Perses et Byzantins au sortir de leurs guerres incessantes, ainsi que leurs divisions, aidèrent pour beaucoup les troupes de l’Islam.

Après une année passée en Irak, notamment à Al Hira, fertile en batailles et en traités de soumission, tantôt respectés, tantôt rompus pour déboucher sur une nouvelle bataille ou un autre accord de capitation, Khalid fut dirigé vers la Syrie commander les troupes qui y étaient déjà présentes. La guerre en Irak continuerait sans lui ; celle de Syrie – désignant aussi bien le Liban que la Jordanie et la Palestine – s’annonçait désormais autrement décisive.

Sur place, avant son arrivée, les armées combattaient séparément, chacune sous l’ordre d’un commandant. Sa nomination n’était pas du goût de tous ; les autres généraux pensant en être digne, s’accordant aussi à considérer l’un d’entre eux, Abou Obeïda Ibn Al Jarrah en l’occurrence, bien plus méritant que le nouveau venu. Abou Bakr ne le voulut pas moins le seul chef de toutes les troupes musulmanes.

Grâce à sa stature, son courage et son sens tactique et stratégique, Ibn Al Walid avait acquis un prestige inégalable. Il n’hésitait pas à se comporter en prince, ne se refusant rien, usant autour de lui des largesses que les butins accumulés lui permettaient. Il savait, pourtant, qu’agissant de la sorte, il ne pouvait qu’irriter davantage Omar et ses principes nettement plus rigides en la matière que ceux d’Abou Bakr.

Mais la totale confiance du vicaire du prophète lui faisait tout oublier. Ainsi, avant de recevoir l’ordre de marcher sur la Syrie, sans en référer à personne, contrairement aux règles militaires et aux usages, il prit l’initiative de déléguer ses pouvoirs et de faire le pèlerinage de La Mecque en catimini.

Cela finit par se savoir et ne fit que décupler la colère d’Omar; il ne pouvait tolérer pareil manquement aux intérêts des soldats musulmans en guerre, ce comportement ayant pu exposer les troupes à des attaques ennemies en l’absence de leur chef. À cette faute militaire s’ajoutèrent des soupçons de prévarication, de concussion et de corruption.

Abou Bakr, non plus, n’admit pas la légèreté du comportement stratégique et réprimanda son général à ce sujet. Concernant les accusations de malversation et de détournement de fonds, cependant, il ne pouvait se permettre de le soupçonner, n’ayant pas la certitude que la part du Trésor prélevée sur les butins de la guerre et envoyée à Médine ne correspondait pas réellement au cinquième légal et que les autres parts n’étaient pas intégralement réparties entre les troupes comme le soutenaient les ennemis de Khalid.

Déférant à l’insistance d’Omar, néanmoins, il consentit à éloigner son général de la Mésopotamie et de son casernement à Al Hyra, l’envoyant rejoindre les troupes de Syrie, mais en élargissant ses compétences. Sanctionnant indirectement son général sans le désavouer, le calife évita du coup que les accusations proférées à l’encontre de leur chef n’eussent affecté le moral des armées.

En se dirigeant vers les terres de conquête de Syrie, Ibn Al Walid laissait derrière lui un Irak en cours de soumission totale au fil de l’épée ou au prix de l’or et de l’argent. Des scènes de ses hauts faits d’armes lui reviendront en mémoire, rythmées par la permanente psalmodie de versets du Coran par les guerriers et les barrissements des éléphants, cette arme perse qui, longtemps, fit des ravages dans les rangs musulmans avant d’être finalement contrée.

Il ne sera pas le héros de la bataille décisive d’Al Qadissiya, à une trentaine de kilomètres de la future ville d’Al-Koufa, ni de la victoire de Jaloula et de celle de Nehavend, en l’an 21 de l’hégire – qualifiée de conquête des conquêtes par les musulmans – qui confirmera au dernier des Sassanides la fin de sa dynastie et le fit fuir à Merv où il périra des mains de l’un des siens.

Si le sang de ce dernier n’était pas versé par les envahisseurs arabes, il ne coulerait pas moins, plus tard, dans les veines de leurs descendants, des enfants des illustres Compagnons du prophète Abou Bakr et Ali qui donneront en épouses à leurs fils Mohamed et Al Houssayn les filles captives du souverain déchu, Yazdgard III.

En Syrie, Khalid aurait-il d’autres occasions de s’illustrer et de faire état de son génie ? Les grands noms déjà présents, chargés d’une ville chacun, étaient jaloux de leurs prérogatives ; il savait donc qu’il n’allait pas de soi d’en être réellement le chef, de le leur faire admettre.

Parmi les généraux déjà sur ces terres, outre le paisible et respecté Abou Obaïda Ibn Al Jarrah que le prophète surnomma le Loyal de la communauté, il y avait le rusé Amr Ibn Al ‘Ass, l’Omeyyade Yazid Ibn Abi Soufiane, surnommé Yazid la Bonté, et Saad Ibn Abi Wakkas, le futur vainqueur de la terrible bataille de trois jours d’Al Qadissiya à laquelle il ne participera que de loin, pour cause de fistules l’empêchant de monter à cheval et le retenant hors du champ de la bataille.

Les deux premiers avaient déjà obtenu la capitulation sans combats de Bosra, première ville syrienne gagnée par les musulmans. Avant d’envahir l’Égypte et d’en tomber amoureux, Amr Ibn Al’Ass s’illustra, par ailleurs, à Ajnadin, localité entre ErRemla et Beit Jibrine en Palestine, désormais occupée à l’exception de Jérusalem et de Césarée ; cette dernière sera soumise plus tard par Yazid Ibn Abi Soufiane qui ne se savait pas le frère d’un futur calife.

Khalid avait d’autant plus à cœur de réussir sa mission qu’il se savait attendu au tournant par Omar qui n’hésiterait pas, le moment venu, à abattre sur lui sa terrible colère. Il savait que sa mutation était le résultat des menées incessantes de celui qu’il appelait le petit gaucher – Omar étant, en fait, ambidextre – qui l’aurait jalousé d’être l’artisan de la soumission du prestigieux pays des Perses. Grande était toutefois sa confiance en sa capacité à venir au bout de toutes les difficultés et, plus que tout, il se satisfaisait du maintien de l’estime et de la confiance d’Abou Bakr, malgré sa dernière colère contre lui et une récente maladie qui le diminuait.

Sur une rivière-frontière, entre la Syrie – stricto sensu – et la Jordanie, à Yarmouk, toutes les armées arabes s’étaient réunies face aux Byzantins ; la bataille s’annonçait terrible et les chefs arabes se disputaient l’honneur du commandement suprême.

Bien que contesté, Ibn Al Walid sut parler à ses pairs, leur proposant un commandement tournant et suggérant de le prendre le premier jour. Ils acceptèrent et ce fut juste suffisant au stratège pour, à la tombée de la nuit, conduire les hommes à la victoire.

En pleine bataille, tomba la nouvelle de la mort du calife ; elle était accompagnée de l’ordre de la destitution du commandant général. Mais Khalid sauvegarda les chances de ses troupes en leur cachant le contenu du message amené par le courrier de Médine, présenté comme venant apporter les nouvelles de renforts imminents.

Abou Bakr avait désigné Omar pour lui succéder, et celui-ci ne manqua pas de destituer l’homme qui, depuis bien longtemps, ne lui inspirait plus confiance ; il le remplaça à la tête de toutes les armées sur le front syrien par le général en chef Abou Obaïda Ibn Al Jarrah.

On était en l’an 13 de l’hégire, 634 du calendrier chrétien. Depuis la onzième année hégirienne, date de l’arrivée d’Abou Bakr au califat, la conquête islamique avait commencé et continuait son expansion avec succès. La grande victoire sur l’affluent du Jourdain ouvrit toute la Syrie aux musulmans.

À suivre…

* «Aux origines de l’islam. Succession du prophète. Ombres et lumières»; roman de Farhat Othman, éd. Afrique Orient, Casablanca, Maroc, 2015.

Précédents épisodes du feuilleton :

http://kapitalis.com/tunisie/2022/04/11/roman-feuilleton-du-ramadan-aux-origines-de-lislam-luttes-dinfluence-et-guerre-de-religion-5-5/

http://kapitalis.com/tunisie/2022/04/10/roman-feuilleton-du-ramadan-aux-origines-de-lislam-luttes-dinfluence-et-guerre-de-religion-4-5/

http://kapitalis.com/tunisie/2022/04/09/roman-feuilleton-du-ramadan-aux-origines-de-lislam-luttes-dinfluence-et-guerre-de-religion-3-5/

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