La campagne agricole en cours est déjà largement impactée par la sécheresse. Une stratégie de lutte contre ce phénomène doit être déclenchée d’urgence.
Par Mohamed Elloumi *
Un article de l’agronome et ancien directeur du Centre de recherche en génie rural (CRGR) Slaheddine El Amami cosigné avec un chercheur français résident en Tunisie était intitulé : «La sécheresse en Tunisie, réalité permanente ou phénomène accidentel? ou comment intégrer le risque de sécheresse comme donnée de base de la production agricole». Cet article date de 1978 et les deux auteurs proposaient déjà une démarche pour intégrer la sécheresse récurrente qui caractérise le climat tunisien comme élément à prendre en compte dans la politique agricole et dans la planification.
L’impact des changements climatiques est réel
Près de 30 ans plus tard et alors que depuis le début des années 1990, les Conventions et les réunions des Nations Unis ainsi que les rapports des experts ont reconnu le changement climatique (CC) comme un phénomène inéluctable, la Tunisie reste toujours sans une stratégie claire de lutte ou plutôt d’adaptation à la sécheresse. Ceci alors qu’un consensus s’est dégagé pour reconnaître que des pays comme la Tunisie connaissent déjà les signes avant coureurs de l’impact du CC, avec une aridification du milieu et une aggravation des phénomènes extrêmes, notamment une augmentation de la fréquence de la sécheresse.
Dans les faits, face à un phénomène comme la sécheresse, il est illusoire de lutter, mais il faut au contraire s’adapter et mettre en place des stratégies qui améliorent la résilience des systèmes de production agricole au lieu de s’évertuer à une lutte qui ne fait que fragiliser les producteurs et leurs exploitations et réduire leur capacité de résilience.
En effet, l’aridité du milieu et les épisodes de sécheresse sont une caractéristique du climat tunisiens et les agriculteurs ont développé depuis la nuit des temps des stratégies d’adaptation qui leur permettent de passer sans trop de dégâts les années de sécheresse, sans pour autant, il faut le reconnaître, que cela ne soit sans conséquence sur les populations les plus vulnérables.
Ces stratégies, dont nous avons recensé un certain nombre dans un article paru en 2005, ont montré leur efficacité et surtout leur adaptation aux conditions naturelles et au contexte économique du pays. Elles passent principalement par la diversification des productions (association entre olivier, élevage ovin, céréaliculture, techniques de collecte des eaux de ruissellement, etc.), par le choix d’espèces et de variétés rustiques et par la mobilité du cheptel et la pluriactivité des chefs d’exploitation.
Des stratégies de lutte… dans les tiroirs
Les pouvoirs publics, ont depuis le début des années1980, et chaque fois qu’une sécheresse sévère sévit dans le pays, mis en place de «stratégies de lutte» contre la sécheresse avec notamment la mise en place d’actions ciblant les éleveurs par la distribution d’aliment de bétail (orge notamment) et par l’incitation à l’irrigation de complément sur les céréales et de sauvegarde pour les plantations oléicoles.
Ces stratégies se sont traduites pour le cheptel par le gonflement de la taille de ce dernier et par l’aggravation de sa dépendance par rapport aux aliments achetés sur le marché. Ainsi la taille du cheptel ovin et caprin tunisien n’a cessé depuis le milieu des années 1980 de croître pour atteindre environ 6 millions de têtes contre seulement 4 millions en début de période, entraînant dans son sillage l’accroissement des importations d’aliment de bétail et notamment de l’orge dont la facture grève la balance alimentaire du pays.
En ce qui concerne l’arboriculture et notamment l’olivier cela a encouragé le développement des plantations dans des milieux peu favorables à cette culture, notamment dans le sud tunisien en dehors des aménagements traditionnels de jessours et tabias qui permettent une adaptation remarquable aux conditions sévères de ces régions et témoignent d’un savoir faire ancestral d’adaptation.
Ces actions restent donc dominées par le caractère conjoncturel des réponses apportées à la situation de crise qui résultent de la sécheresse, sans pour autant se donner les moyens d’instaurer un cadre permanent de suivi, d’alerte et de réaction à la sécheresse. Bien au contraire, dès que la sécheresse est passée, les anciennes pratiques reprennent, jusqu’à la sécheresse suivante face à laquelle on se retrouve de nouveau démuni d’une vraie stratégie d’adaptation.
La campagne agricole en cours est déjà largement impactée par la sécheresse dont les effets sur les rendements et sur l’élevage sont certains, car contrairement à ce qui est affirmé ça et là, l’année agricole ne dépend pas des précipitations du printemps, mais dépend en grande partie des premières pluies d’automne.
Ainsi des précipitations tardives ou insuffisantes à l’automne mettent à mal les cultures céréalières et fourragères et compromettent ainsi une grande partie de notre agriculture en sec ainsi que l’élevage qui en dépend. Attendre donc la fin du mois de mars pour savoir s’il faut ou non déclencher une stratégie de lutte contre la sécheresse risque de réduire les chances de réussite et surtout réduire les possibilités d’action à de simples mesures de correction des effets les plus visible de la sécheresse en cours.
Or depuis la conférence de Rio en 1992 et la Convention des Nation Unies pour la lutte contre le changement climatique, tous les pays ont mis en place des stratégies pour les différents secteur de l’économie et notamment pour le secteur agricole afin d’atténuer le réchauffement en réduisant les émissions de gaz à effet de serre (le secteur agricole étant un émetteur important) et pour s’adapter aux impacts du changement climatique sur les rendements et sur la production agricole et surtout pour protéger les agriculteurs qui sont les premières victimes de ces impacts.
En Tunisie, une stratégie a bien été élaborée par le ministère de l’Agriculture en 2006 avec un financement de la coopération allemande. Cette stratégie a été mise dans les tiroirs et elle est de fait actuellement dépassée car les hypothèses sur lesquelles elle a été construite sont dépassés par la réalité et par les projections faites par les experts en termes d’élévation des températures et du fait que de plus en plus la région de l’Afrique du Nord est considérée comme une zone qui sera fortement impactée par le changement climatique (hotspot).
Les professionnels et les chercheurs non consultés
L’actualisation d’une telle stratégie aurait dû être une des priorités du ministère de l’Agriculture, notamment à l’occasion de la préparation du plan quinquennal 2016-2020, malheureusement rien n’a été fait, du moins à notre connaissance, le ministère de l’Agriculture n’ayant pas rendu public la note d’orientation du secteur pour le plan en question.
En effet, la question de la sécheresse et surtout sa prise en considération dans le cadre de l’impact du changement climatique est une question vitale pour notre agriculture, pour le monde rural et pour la sécurité alimentaire de notre pays, voire pour sa sécurité tout court, certains chercheurs d’ailleurs n’ont pas hésité à mettre en relation les derniers mouvements sociaux dans les régions de l’intérieur avec les conditions climatiques sévères qu’ont connu ces régions au début de la campagne agricole en cours.
L’absence d’une stratégie définie en concertation avec les principaux acteurs du secteur que sont les agriculteurs et leurs représentants légitimes que sont les syndicats (UTAP et Synagri) est une tâche urgente, qui doit se faire sans exclusion aucune contrairement au dialogue national agricole qui, dès son lancement, a exclu le Synagri, l’UGTT de même que le Syndicat des chercheurs agricoles.
La participation de la recherche agricole dans ce type de réflexion est incontournable, car au-delà du savoir faire des agriculteurs qui doit être valorisé dans l’adaptation à la sécheresse, le savoir scientifique doit lui aussi être mobilisé car les condition de stress sont telles qu’il est nécessaire de recourir à des recherches fondamentales pour l’obtention de variétés plus résistantes à la sécheresse, mais surtout de mettre au point des modes de gestion des parcelles (plantes et sol) qui permettent de tirer profit de la capacité des écosystèmes à faire face aux conditions d’aridité de plus en plus fréquente dans notre pays.
* Agro-économiste à l’Institut national de recherche agronomique de Tunis (Inrat).
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