La Tunisie dispose de plus de 300.000 ha de romarin gérés par la Régie d’exploitation forestière (REF), une ressource naturelle qui mérite d’être mieux exploitée.
Par Pr. Mohamed Elyes Kchouk
La Tunisie va de crise en crise ! Tout le monde s’affole ! On ne sait plus où donner de la tête ! On cherche (toujours) un bouc émissaire. Tantôt c’est le gouvernement, tantôt c’est un parti, tantôt les grévistes, et j’en passe. Mais personne ne veut opter pour une nouvelle vision. Je vous en propose une : exploiter les richesses de la Tunisie.
Hier encore, à Zaghouan, lors de la célébration des journées mondiales de la biodiversité et de la lutte contre la désertification organisées par le ministère de l’Environnement et du Développement durable, j’entendais quelqu’un crier qu’il pouvait générer des richesses dans les sebkhas. J’ai cherché cette personne plus tard sans succès et malheureusement je n’ai pu en savoir plus. Mais je n’en suis pas plus étonné car moi aussi j’ai une petite idée pour exploiter nos richesses ; en voici un exemple !
Le romarin (Rosmarinus officinalis L.) a diverses qualités qui justifient son utilisation en aromathérapie, en conservation alimentaire et en cosmétique (Tableau 1). La Tunisie dispose de plus de 300.000 ha de romarin gérés par la Régie d’exploitation forestière (REF) qui, afin de préserver les nappes de romarin, met à la disposition des industriels chaque année uniquement le tiers de cette superficie, soit 100.000 ha en ventes aux enchères. D’autres superficies de romarin se trouvent un peu partout en Tunisie. On peut aussi en cultiver comme je vous le propose ci-dessous.
La Tunisie est parmi les premiers producteurs d’huiles essentielles (HE) de romarin (Tableau 2). La balance commerciale des huiles essentielles montre que nous exportons pour 14 millions de dinars (MDT) d’huiles essentielles dont 4,3 MDT d’huiles essentielles de romarin. Le Kg d’huile de romarin est vendu en moyenne à 36 DT (moyenne de 15 ans; 1999-2014) car l’huile essentielle de romarin est vendue en vrac et ne peut être vendue en officine en raison de l’absence de certification. C’est d’ailleurs le cas de la plupart de nos huiles essentielles. Ce qui fait que les utilisateurs tunisiens d’huile essentielle de romarin, et autres huiles essentielles d’ailleurs, notamment les pharmaciens et les industries pharmaceutiques, importent des huiles certifiées pour une valeur de 7.500 DT (Tableau 2). Il y a donc lieu de donner une valeur ajoutée aux plantes aromatiques et médicinales en général et au romarin en particulier.
En ce qui concerne le romarin, nous devons penser à produire des huiles essentielles certifiées et tirer profit des qualités des feuilles de romarin. Nous nous sommes intéressés ici uniquement aux antioxydants du romarin, et en particulier l’acide carnosique. Le même raisonnement s’applique aux autres composés antioxydants, acide rosmarinique et ursolique.
Valorisation des antioxydants du romarin
Le romarin contient des antioxydants «miracles» notamment l’acide carnosique et ses dérivés (notamment le carnosol), qui est soluble dans l’huile (lipophiles), et l’acide rosmarinique qui est soluble dans l’eau (hydrophile), et l’acide ursolique qui est utilisé en cosmétique.
Le 12 juin 2008, l’EFSA (European Food Safety Agency) a donné son «feu vert» pour l’utilisation de l’acide carnosique et de son dérivé le carnosol à des doses déterminées comme additifs alimentaires 1. Ceci pourrait relancer le marché des antioxydants naturels et remplacer les antioxydants chimiques (BHT 2 et BHA 3) soupçonnés par ailleurs d’être cancérigènes.
Les antioxydants du romarin peuvent être utilisés comme antioxydants sous diverses formes:
* sous forme de poudre de feuilles sèches: valeur du Kg= 80 US$ (fonction du rapport acide carnosique/acide rosmarinique);
* sous forme d’antioxydants purs (acide carnosique ou acide rosmarinique) utilisé dans les préparations pharmaceutiques et cosmétiques, ou plus récemment en aligaments (ou neutraceutiques): valeur du g= 3000 US$ sur le marché.
Sans tenir compte de la forme poudre, et en considérant uniquement l’acide carnosique 4, nous vous présentons un scénario «pessimiste» de production d’acide carnosique.
Supposons que vous utilisez 1000 ha de romarin spontané des 100.000 ha qu’utilisent les industriels chaque année. Les 1000 ha spontané produisent 2000 T de feuillages romarin qui eux-mêmes produisent l’acide carnosique à un taux de 0,2%
Ceci nous donne 4 T d’acide carnosique pour les 1000 ha de romarin spontané!
A 10 US$ le gr, soit le 1/300e du prix de vente (prix de vente en 2014 autour de 3000 US$ le gr) nous avons 40 millions de dollars US; ce qui correspond à 80 MDT (2,5 fois ce que rapportent l’ensemble des HE).
La production actuelle d’HE: 14 MDT (dont 8,4 MDT de romarin et néroli).
En résumé : 1000 ha romarin spontané 80 MDT (2,5 fois ce que rapportent l’ensemble des HE).
A titre indicatif, les huiles végétales rapportent 389 MDT pour une production de 340.000 T.
Réalisation de ce projet
L’accès à ces richesses nécessite un chouia de technologie afin de sortir de l’exploitation «archaïque» qui se rapproche plus de la «cueillette» que de l’exploitation rationnelle moderne. Il y a lieu essentiellement de passer par une étape de transfert de technologie entre le laboratoire et l’industrie (scale-up) suivie d’une phase de production proprement dite.
1- Phase de scale-up: coût approximatif 120.000 DT :
C’est la phase de passage entre laboratoire et industrie ou scale-up. Cette phase est effectuée en collaboration entre l’industriel ou le promoteur de ce projet et un des Centres de recherche. Ainsi, l’industriel n’aura pas à investir en recherche, ce qui serait autrement coûteux, et tout ce qui est équipements scientifiques de labo seront à la charge du centre de recherche.
Cette phase permettra de mettre au point le procédé d’extraction industrielle des antioxydants du romarin, acides carnosique, et rosmarinique (et ursolique éventuellement) en utilisant les solvants Gras (Generally recognized As Safe).
Les «output» seraient essentiellement:
– l’obtention de brevet d’extraction des antioxydants du romarin; ce brevet sera une propriété mixte entre le centre de recherche et le promoteur ou industriel;
– la détermination des coûts de production;
– la réalisation d’une étude de marché;
– l’établissement de contacts (clients potentiels) selon les foires et clients visités;
– les publications des résultats (éventuellement) et soutenance de mémoires de recherche.
2- Phase de production d’antioxydants du romarin :
Cette phase aura essentiellement les étapes suivantes:
– le choix du site de production;
– génie civil: établissement et laboratoire de certification;
– l’instauration des normes de qualité ISO;
– la production d’antioxydants;
– la rédaction de contrats d’exploitation de superficie de romarin avec la REF;
– la mise en place d’une aire de culture de romarin (le romarin cultivé contient plus d’antioxydants).
En guise de conclusion
Le développement d’une industrie d’antioxydants naturels pourra créer une cinquantaine d’entreprises dont le chiffre d’affaires de chacune avoisinerait le million de dinars. En outre, la mise sur le marché de ces antioxydants à bon marché (10$ le gramme ! un prix quasi ridicule), permettra à la Tunisie de se positionner à l’échelle internationale quant au marché des antioxydants naturels.
En conclusion, et afin de sortir la Tunisie de cette crise, il y a lieu de se tourner vers ses potentialités réelles et d’investir dans l’exploitation des richesses du pays et mettre fin à «l’importation de promoteurs» dont le seul souci est de générer des profits sur le dos du citoyen actuel et des générations futures par un endettement encore plus risqué.
* Chercheur au Centre de Biotechnologie de Borj Cedria.
Notes :
1- BHT : Butylhydroxytoluène.
2- BHA : Butylhydroxyanisol.
3- Les mêmes calculs valent pour l’acide rosmarinique et l’acide ursolique.
4- 2 mg/g de matière sèche; taux pessimiste; le taux mesuré au labo (Meriem Ben Jemiaa) est de 4 mg/g MS; ce taux peut aller jusqu’à 20 mg/g MS chez le romarin spontané et le double, soit 40 mg/g chez le romarin cultivé.
Donnez votre avis