Les législatives anticipées vont se tenir dans un contexte de grave crise politique, économique et sociale, et les divisions qu’elles ont induites dans un pays déjà fortement fracturé ne plaident pas pour leur réussite. Au contraire, ce scrutin très contesté pourrait aggraver la crise et en rendre encore plus hypothétique la sortie. (Illustration : pour un grand nombre de Tunisiens, le vote est devenu un acte inutile voire nuisible).
Par Raouf Chatty *
La participation de la sélection tunisienne de football au Mondial au Qatar, durant la dernière semaine de novembre 2022, a donné aux Tunisiens une bouffée d’oxygène et des moments intenses de joie, d’espoir et de rêve, qui leur ont fait oublier leurs soucis quotidiens. Durant deux semaines, ils ont encouragé leur sélection. Trente mille supporters Rouge et Blanc, hommes et femmes, étaient présents dans les stades du Qatar, dont quelque 10 000 ayant fait le déplacement de Tunis et des autres métropoles du monde où réside des communautés tunisiennes. Mais, déçus par la sortie de leur équipe dès le premier tour, ils se sont abstenus de l’accueillir à l’aéroport à son retour au pays, une manière de lui faire part de leur mécontentement.
La fin du rêve et le retour sur terre
Les Tunisiens ont ainsi tourné la page du Mondial et se sont rapidement replongés dans leur quotidien chaotique et surréaliste. Empêtrés dans des difficultés devenues inextricables, ils luttent pour la survie, arrivant difficilement à joindre les deux bouts. Ils ont renoué avec le stress quotidien, l’inflation galopante, les pénuries de nombreux produits (aliments, carburants médicaments…), la hausse des prix, la dégradation du pouvoir d’achat, les difficultés des finances publiques, les moyens de transport invivables, et, bien sûr, la corruption à tous les niveaux.
Ils sont également devenus familiers du populisme de leurs dirigeants et de leur incompétence et de leur incapacité à régler les problèmes vitaux, qu’il s’agisse du gouvernement en place que de la classe politique dans son ensemble : partis politiques, syndicats, société civile, médias…
Ainsi privés de repères, ils assistent à la naissance d’une société de plus en plus fracturée, liberticide, avec des mœurs nouvelles où la schizophrénie le dispute au corporatisme, à l’égoïsme, à la débrouillardise et à la ruse, le tout aggravé par la déliquescence de l’Etat et le règne de l’argent.
Déçus par une transition démocratique qui n’en finit pas de sombrer dans médiocrité, ils raillent l’incompétence des politiques, auxquels ils ne font plus confiance, fuient les médias qui le trompent et se détournent massivement de la politique, se rabattant comme ils peuvent sur le système D, ne reculant souvent devant rien pour parvenir à leurs fins, non sans quelque cynisme.
C’est dans cette atmosphère de crise généralisée que des élections législatives anticipées vont avoir lieu le 17 décembre prochain. Voulues par le président de la république dans le cadre du processus enclenché par la proclamation de l’état d’exception, le 25 juillet 2021, dont on avait beaucoup espéré avant de déchanter, ces élections sont loin de recueillir le consensus nécessaire à leur réussite.
Pis, pour beaucoup d’acteurs politiques, ces élections sont inutiles, coûteuses et même dangereuses. Aussi se coalisent-ils cyniquement pour tenter de les faire échouer. C’est le cas notamment des dirigeants du parti islamiste Ennahdha, qui magouille pour faire tomber Kaïs Saïed et reprendre les rênes du pouvoir, feignant d’oublier qu’il a lui-même largement contribué durant toute la décennie écoulée au désastre actuel en Tunisie.
Le retour de l’autoritarisme
Beaucoup de ces acteurs politiques estiment que le président Saïed, qui avait lancé son mouvement réformiste dans le sillage des aspirations populaires à une démocratie affranchie de la dictature des islamistes, a progressivement dérapé lui-même, enlisant le pays dans l’autoritarisme dont il a cru s’être définitivement débarrassé en 2011. Pour eux, tout le processus politique mené en solo par le président de la république est complètement vicié, car ce dernier cherchent à imposer son projet utopique d’une démocratie participative au détriment des partis, qui sont censés en être les piliers, et installer ainsi une nouvelle dictature. Ils affirment que le président a pris soin d’inscrire ses idées dans le texte de la constitution et qu’il va ensuite les consacrer à travers la nouvelle configuration institutionnelle qu’il est en train d’instaurer, avec un nouveau parlement sans véritables prérogatives.
C’est pour cette raison, d’ailleurs, que les prochaines législatives sont très contestées. Plusieurs partis ont appelé à les boycotter. Ils vilipendent la nouvelle loi électorale, le nouveau découpage territorial, les conflits au sein des instances constitutionnelles, notamment la commission électorale, dont l’indépendance est remise en question.
Les masses populaires ne semblent pas, elle non plus, accorder du crédit à ce scrutin. Elles s’en désintéressent. Il faut s’attendre à une forte abstention des électeurs le jour du vote et à l’émergence d’une assemblée faiblement représentative du corps électoral et dont la légitimité ne manquera pas d’être mise en doute.
Dans ces conditions, on se demande comment le chef de l’Etat va-t-il se conduire après le 17 décembre afin de stabiliser la scène politique et de calmer l’agitation populaire qui est en train de couver, à l’approche du mois de janvier, réputé socialement chaud.
Le président Saïed pourra-t-il se permettre le luxe de continuer à tenir un discours populiste en nette contradiction avec les engagements libéraux de son gouvernement vis-à-vis du Fonds monétaire international (FMI) et des réformes douloureuses convenues dans le cadre de l’accord sur un nouveau prêt de 1,9 milliard de dollars?
L’UGTT, la centrale syndicale, pourra-t-elle se permettre elle aussi le luxe de sacrifier aux surenchères en opposant un refus catégorique à ces réformes censées remettre l’économie du pays sur les rails d’une croissance retrouvée?
Les partis de l’opposition pourront-ils se permettre, dans ces conditions, de poursuivre la lutte pour le pouvoir et d’attiser le conflit les opposant au président de la république, au détriment des intérêts supérieurs de la nation?
La fin de la recréation
Le peuple, très imprévisible, pourra-t-il faire preuve de patience pour supporter encore le poids des souffrances qu’il endure ou ne va-t-il pas siffler enfin la fin de la recréation?
La sagesse doit plus que jamais prévaloir. Le pays n’en peut plus. La nation est au bord de la crise de nerfs. Les acteurs politiques doivent reconnaître leurs erreurs et avoir l’humilité, la lucidité, la sagesse et le sens des responsabilités pour faire amende honorable et œuvrer ensemble à la mise en place des conditions nécessaires à la stabilité politique et à la relance économique.
La Tunisie n’étant plus en mesure d’attendre davantage, les dirigeants politiques, au pouvoir et dans l’opposition, doivent œuvrer pour épargner à notre pays plus de dégâts et aider à le sortir de la morosité actuelle, qui plus est, dans un environnement international où il n’y a pas de place pour les faibles et les crédules.
* Ancien ambassadeur.
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