Les Tunisiens seraient heureux de retrouver un peu de sérénité, de stabilité et ce ne sont pas des élections tronquées qui leur apporteront du baume au cœur, ni des déclarations excessives à l’encontre de pays amis, comme les Etats-Unis, hors de toute orthodoxie diplomatique.
Par Semia Zouari *
Lorsque Kaïs Saïed s’adresse aux responsables américains, comme il vient de le faire aux médias américains, en marge de sa participation au Sommet Etats-Unis-Afrique, à Washington, il doit se rappeler combien les États-Unis nous ont toujours aidés et soutenus, en garantissant nos emprunts internationaux alors que nous sommes en faillite non déclarée, en nous apportant une aide militaire décisive notamment en matière de lutte contre le terrorisme, en nous accordant une aide cruciale dans la lutte contre la pandémie Covid, lorsque nous étions totalement démunis et désarmés.
Accuser les États-Unis d’ingérence après tout ce qu’ils nous ont apporté comme soutien constitue, à mon humble avis, une faute diplomatique difficilement acceptable à l’égard d’un partenaire stratégique et d’un grand pays ami de longue date qui a accompagné loyalement notre parcours de jeune pays, de la lutte pour l’indépendance jusqu’à nos jours.
Seuls les pays amis proches et soucieux des dangers qui nous menacent se permettent de formuler des recommandations à l’heure où la Tunisie traverse une grave période de turbulences et nous sommes suffisamment redevables aux États-Unis pour accepter leurs conseils avec calme et pondération.
Inutile de crier toujours au complot, un argument éculé… Nos alliés américains et européens ont compris que les Tunisiens rejettent les islamistes, leur projet théocratique, leurs revendications financières exorbitantes et injustifiées, leur gestion catastrophique des affaires économiques et financières du pays.
Dictature de la pensée unique
Nier la grave crise politique, financière et sociale où se débat le pays et l’imputer au seul sabotage de l’opposition notamment islamiste n’est pas une attitude responsable et ne permet pas de prendre les solutions idoines.
Kaïs Saïed s’est isolé dans son projet constitutionnel individuel. Egoïstement, égocentriquement… Sans tenir compte des aspirations de son propre peuple… Il a glissé dangereusement dans la dictature de la pensée unique, la sienne… Sans se rendre compte qu’il s’est déconnecté de la réalité du pays et d’une population en mode de survie, voire de naufrage économique et mental, non disposée à servir d’expérimentation à son idéologie populiste.
Rapidement, l’énorme capital confiance et sympathie de Kaïs Saïed s’est dégradé jusqu’à plonger la population dans le doute, le désespoir jusqu’à la nostalgie de la dictature de Ben Ali qui assurait le nécessaire vital à tous, des services publics corrects, la stabilité des prix, la sécurité et surtout la propreté et l’ordre. Tout ce qui nous fait si cruellement défaut depuis l’invasion de la fonction publique par les recrutements clientélistes islamistes de centaines de milliers de bras cassés et d’emplois fictifs au profit de parasites sans diplômes et sans conscience professionnelle, souvent totalement absents de leur poste quand ils n’y sont pas pour saboter méthodiquement l’administration et ses services.
Devant l’absence de progrès depuis qu’il s’est arrogé tous les pouvoirs, pourquoi Kaïs Saïed refuserait-il les critiques constructives? Pourquoi ne reporterait-il pas «ses» élections pour réviser une loi électorale perfectible car elle comporte trop d’insuffisances et exclut injustement les binationaux, tout en oubliant la parité et l’égalité des chances pour les femmes ?
Les Tunisiens sont totalement démobilisés et n’ont pas la tête à «ses» élections.
Pourquoi nous a-t-il imposé sa propre Constitution sans prendre compte des avis des experts éclairés qui devaient initialement la rédiger?
Un autocrate intransigeant
Trop de zones d’ombre qui font planer des doutes fondés sur une interprétation abusive de cette Constitution qui n’est pas garante de la séparation des pouvoirs et pourrait ouvrir la voie à une théocratie à l’iranienne à l’heure où les Tunisiens voulaient écarter le parti islamiste Ennahdha et son hégémonie théocrate confiscatrice des idéaux de la révolution.
Une révolution pour ça? C’est notre malédiction de subir toutes ces désillusions de la part des dirigeants post révolutionnaires successifs: les islamistes dopés par les énormes appuis financiers qataris et les tripatouillages électoraux, Béji Caïd Essebsi trop vieux et trop opportuniste avec ses tentations népotiques en faveur de son fils jusqu’à s’allier aux islamistes contre ses engagements électoraux, et maintenant Kaïs Saïed, l’homme modeste et intègre se mue en autocrate intransigeant, sourd et aveugle au désespoir de son peuple, nonobstant ses visites de terrain auprès des démunis, à grands renfort de reportages télévisés….
Aujourd’hui, les Tunisiens sont fatigués. Ils en ont marre des désillusions et des confiscations de leurs attentes pour une réelle transition démocratique hors des dérives autoritaires des islamistes et autres dictateurs démagogues populistes. Ils sont fatigués du chaos où ils vivent, des saletés qui jonchent les rues qui risquent de faire ressurgir les pires épidémies médiévales, de l’impunité des contrebandiers aujourd’hui encore candidats aux élections…
Marre des procès pour corruption montés contre les fonctionnaires de l’Etat, tous taxés de profiteurs et de corrompus, alors que les véritables corrompus demeurent intouchables.
Marre des pénuries, de la mauvaise gouvernance, de l’inexpérience affligeante de responsables nommés par allégeance aux dépens de la compétence, incapables de diriger une structure, de mettre les gens au travail, de prendre les bonnes décisions.
Marre du refus d’appeler à la rescousse des responsables efficaces taxés d’«azlems» (larbins) par des incapables aigris….
L’avenir jugera les mauvais conseillers
Si malgré tous les efforts des responsables du ministère des Finances, nous ne sommes pas garants des salaires des fonctionnaires, des pensions des retraités et des frais de fonctionnement de l’Etat, où allons-nous? Vers la cessation de paiement, inéluctablement.
A force de tergiverser sur les réformes douloureuses à mettre en œuvre, reportées depuis des années, si les engagements pris lors des négociations gouvernementales avec le FMI sont foulées aux pieds par le président lui-même, comment garantir la crédibilité auprès des bailleurs de fonds?
Quand on est incapable d’agir contre les mercenaires de la «bastena» (sociétés publiques de jardinage, Ndlr) et leurs milliers de salaires fictifs, leur sabotage de la production de phosphates et d’hydrocarbures, peut-on affirmer être animé d’une réelle volonté politique de remettre le pays en bon état de marche?
Les Tunisiens seraient heureux de retrouver un peu de sérénité, de stabilité et ce ne sont pas des élections tronquées qui leur apporteront du baume au cœur, ni des déclarations excessives à l’encontre de pays amis, hors de toute orthodoxie diplomatique. S’il y a des conseillers du président Kaïs Saïed qui applaudissent à ses dernières décisions ou qui ont peur de lui dire qu’il doit rectifier le tir pour le bien de la Tunisie et des Tunisiens, s’ils ne sont pas conscients que ses orientations sont erronées et doivent être rectifiées alors ils ne sont pas à leur place et l’avenir les jugera. Sévèrement.
Ne jamais oublier une réalité historique universelle et intemporelle, ce sont les crises économiques et financières qui font tomber les régimes…
* Ancienne ambassadrice.
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