Le prochain gouvernement a-t-il un avenir? Ou bien, déjà périmé avant même de voir le jour, est-il voué comme ses prédécesseurs à une proche disparition?
Par Yassine Essid
Commençons par l’énoncé de quelques faits divers qui ne relèvent nullement de la rumeur mais sont au contraire ancrés dans des références spatiales et temporelles bien définies. Elles comportent des conséquences graves, font l’objet d’investigations policières et d’enquêtes judiciaires et recèlent, par-dessus tout, des grandes significations sociales et politiques.
Nous savons tous que les principaux risques de contamination par les salmonelles, staphylocoques dorés, listériose, et bien d’autres infections, proviennent principalement par la consommation des produits alimentaires gâtés suite à une mauvaise conservation ou dont la date limite de consommation est largement dépassée. C’est à cette fin d’ailleurs qu’on nous apprend à jeter à la poubelle tous les aliments suspects.
Les choses deviennent autrement plus inquiétantes lorsqu’il s’agit de l’utilisation de substances médicales dont les conditions de sécurité sont bien plus étendues. En chirurgie, stents cardiaques et anesthésiants exigent le respect scrupuleux des règles en vigueur, principalement la date de leur péremption.
Déclin moral de la société
Or, on découvre que des stents périmés avaient été implantés sur certains patients par des médecins opérant dans 16 cliniques tunisiennes. Quelques semaines plus tard, c’est au tour de l’utilisation de produits anesthésiants périmés de mettre en évidence les dérives inquiétantes dans les pratiques médicales dans ce pays.
Il s’agit là d’affaires de corruption relative à un marché impliquant médecins, institutions hospitalières privées et étatiques. Au moins un cas de décès a été enregistré dans une institution hospitalière où on a eu recours à ces produits.
Au même moment, une patiente française décède lors d’une opération de chirurgie esthétique, une banale liposuccion, dans une clinique à Tunis. Le tourisme médical est aujourd’hui devenu un business juteux que lorgnent cliniques et médecins non-spécialistes. Tout le monde s’y met du moment que cette activité est devenue une manne financière qui échappe encore entièrement aux dispositifs de contrôle aussi bien fiscaux que médicaux.
Ailleurs, une sage-femme de l’hôpital refuse de prendre en charge une dame sur le point d’accoucher sous prétexte qu’elle avait effectué tous les examens médicaux dans un autre établissement. Elle donnera naissance à son bébé dans la voiture de son mari dans des conditions très difficiles. Lequel mari a été retenu par la police pour avoir filmé en vidéo le refus de la sage-femme!
Dans un pays qui n’arrête pas de se réjouir de l’arrivée des touristes algériens, palliant ainsi le tarissement de la clientèle européenne, la taxe imposée aux étrangers, d’un montant de 30 dinars tunisiens (DT), reste pourtant en vigueur pour nos voisins, provoquant à juste titre leur profonde réprobation.
Dans ce même registre, les menaces que les chancelleries occidentales prennent aujourd’hui très au sérieux ne concernent plus uniquement l’insécurité et les risques d’attentats. La qualité des services et l’insalubrité du pays sont devenues à leur tour des motifs de mise en garde aux fins de décourager leurs concitoyens à venir en Tunisie!
La marque du déclin moral de la société et de la recrudescence de la criminalité est cette fois mise en rapport avec l’histoire des quatre policiers et deux de leurs complices arrêtés pour avoir soutiré une grosse somme d’argent à un contrebandier… suffisamment culotté pour porter plainte ! Le déplacement du ministre de l’Intérieur en personne ainsi que le directeur général de la sûreté nationale à El-Gorjani pour assister à l’audition des auteurs du délit, n’est que l’arbre qui cache la forêt.
En ce sens, cette affaire n’est pas fort éloignée des exactions plus sobrement traitées et qui se pratiquent à chaque instant et en toute impunité sans susciter pour autant l’émoi des officiels. D’ailleurs ces derniers devraient pousser leur périple un peu plus loin, jusqu’à Monastir par exemple, afin de consoler quatre propriétaires de kiosques à essence obligés de mettre la clé sous la porte car victimes des trafiquants de carburants de contrebande.
Voici donc jaillie de l’incurie générale la métaphore du pourrissement dont on se sert pour décrire l’esprit du temps placé sous le signe de la maladie et du déclin. Corruption, banditisme, commerce informel, escroqueries en tous genres, vols, crimes, parricides, infanticides, meurtres horribles, dégénérescence, suicides, etc. Autant de figures éclatantes dont la fréquence a atteint le taux record des autres grands thèmes. Autant d’événements singuliers, indépendants les uns des autres, toujours considérés comme étant du ressort de la sphère du privé sans rapports directs avec le gouvernement politique.
Un avenir compromis
L’Etat tunisien, plus précisément le mode d’organisation sociale et l’ensemble de ses institutions politiques et gouvernementales, est entré en phase terminale. Quant au modèle représentatif, qui se retrouve sous le joug des partis politiques, les faits l’ont aussi périmé de façon particulièrement rapide.
A la perte du sens collectif, au déclin moral et à la désintégration sociale, s’ajoute une cohabitation à laquelle on n’adhère pas sans réticences. Le triste ballet incessant des représentants des partis venus marchander un nombre défini de poste à pourvoir et non pour défendre un modèle de société, indique bien qu’ils n’incarnent désormais plus rien hormis les intérêts étroits de leurs partisans.
La dégradation des mœurs politiques, l’éthique de la transgression des médias, les trahisons multiples et fulgurantes des responsables politique et leur conduite opportuniste, font l’écho des récits quasi quotidiens des faits divers.
Enfin, le cap qui a été choisi par le Chef de l’Etat et sa manière d’exercer l’autorité en outrepassant ses prérogatives et en s’alliant exagérément aux islamistes autorise l’entente entre adversaires qui représentent des principes inconciliables, se méfient les uns des autres, ne parlent pas la même langue pour diriger le pays. Autant de facteurs supplémentaires d’un avenir compromis.
Au-delà de ce contexte, une économie en fort ralentissement, des hypothèses de taux de croissance constamment revues à la baisse et bien d’autres joyeusetés semblent être des points aveugles de la pensée du tout nouveau chef de gouvernement. Dans la mesure où il faut reconstruire plutôt que construire, cela exige une volonté qui soit portée par l’ambition d’incarner le renouveau politique autant qu’un engagement des gouvernés dans un projet fédérateur bien que parsemé d’obstacles devenus quasi insurmontables.
A l’instar des aliments qui se dégradent naturellement avec le temps, chacun dans ce pays, du producteur au consommateur, du politicien au simple citoyen, porte sa part de responsabilités.
La vérité en face
Dans les propos liminaires des gouvernements, anciens ou futurs, les mots d’égalité, de justice, de dignité, de solidarité, de lutte contre le terrorisme et de croissance économique, reviennent comme une ritournelle. Ceux qui entendaient hier réaliser les objectifs de la révolution, font aujourd’hui le serment indéfectible de respecter «l’Accord de Carthage» qui rendra le pays plus riche et le peuple plus heureux.
D’autres, qui font constamment les boudeurs, continuent d’exalter le peuple travailleur comme détenteur de la vérité et en sont à la relance de l’économie par la consommation avec encore plus d’endettement extérieur.
Cependant, il y a lieu d’imaginer une autre politique, une autre alternative pour s’en sortir: un projet de société élaboré à partir d’un diagnostic objectif et précis de la situation réelle du pays. Cela mènera le prochain gouvernement à user du langage de la vérité et de la raison et tout faire pour mettre à mal la désinformation et le mensonge. Il dira alors aux gens qu’il n’a rien à leur offrir excepté «du labeur, des larmes et de la sueur». Que le pays ne s’en sortira que par des ajustements douloureux : de l’austérité, davantage de chômage, des coupes violentes dans les salaires, dans les retraites, dans la fonction publique et les services publics. Que l’avenir est loin d’être radieux mais plutôt incertain, et que le pire est à venir. D’appeler à la mobilisation de tous en rappelant que c’est le FMI et le volume de la dette qui décident désormais du sort du pays, de son modèle de gouvernance, des transformations économiques à entreprendre, etc. Bref, qu’il faut changer notre rapport à l’avenir, au monde et à nous-mêmes et qu’il n’existe aucune une alternative viable et durable sans souffrance.
Le prochain gouvernement a-t-il un avenir? Ou bien est-il voué comme ses prédécesseurs à une proche disparition?
Une interrogation pour tous ceux qui ne s’intéressent qu’aux noms pressentis des entrants, des sortants et des permanents. Or la question est encore savoir s’il y a lieu d’espérer un autre modèle de gouvernance ou si la future politique telle qu’elle est ressassée par les slogans usés à force de justifier d’impérissables bureaucraties, se réduira encore une fois à la survivance d’un passé devenu obsolète.
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