Maintenant qu’une majorité confortable a gratifié de sa confiance le gouvernement Chahed, ce dernier sera-t-il capable de résoudre les problèmes, d’anticiper les défis et de savoir franchir le pas de la concrétisation?
Par Yassine Essid
Maintenant que la confiance est accordée à son gouvernement, Youssef Chahed peut sereinement entamer son premier mandat de Premier ministre. Comme tous ses prédécesseurs, il s’est engagé, la main sur le cœur, à servir le peuple avec la contribution d’une équipe formée de nouvelles recrues de sa génération qui croient, non sans un brin d’arrogance et de supériorité, posséder l’avantage de l’action et de la réflexion.
La force de la jeunesse adossée à la bénédiction divine
D’ailleurs, une courte vidéo de 48 secondes, produite par M. Chahed en personne, fortement révélatrice de cet état d’esprit, nous donne un avant-goût de son look politique. On y voit d’abord un groupe d’individus qui s’activent fiévreusement à mettre la dernière main aux différents dispositifs sonores et visuels tout en alignant les chaises réservées à la presse. On perçoit ensuite un Youssef Chahed en chemise, apparemment débordé, l’incarnation même du jeune loup en politique tout à la fois pragmatique, actif, entreprenant et efficace, faisant des entrées furtives dans la salle de conférence. Enfin, avant de prendre la parole, une prière est prononcée.
Entouré d’un groupe de collaborateurs et de communicants, Youssef Chahed est filmé récitant en communion la fâtiha, les bras allongés, les paumes des mains tournées vers le haut.
Dans un pays en banqueroute, tout gouvernement aurait fortement besoin de la bénédiction bénéfique de la force divine qui provoquera la surabondance, la prospérité et la félicité. Glorifier Dieu par cette action de grâce n’a rien de surprenant. Il paraît que les équipes de football en font systématiquement usage dans les vestiaires avant chaque match. Mais une telle dévotion intempestive, superficielle et ostentatoire, ne constitue aucunement une garantie pour l’avenir.
Ennahdha, bien mieux placée dans l’échelle des valeurs religieuses, l’a déjà expérimentée à ses dépens. Ce n’est pas parce qu’une voiture est bénie qu’on peut conduire n’importe comment!
A l’annonce officielle de la composition du gouvernement, la surprise a vite fait place à l’embrouille et aux confusions induites par la sur-médiatisation. L’opinion publique s’est alors retrouvée subitement enfermée dans la toile des discours contradictoires des virtuoses de la parole politique.
Youssef Chahed prête serment samedi devant le président Béji Caïd Essebsi.
Bipèdes ronronnant et éternels réticents
On ne peut pas ne pas relever que le gouvernement Chahed, encore tout frais, porte déjà les stigmates de la dégénérescence de la démocratie et la fragmentation de la communauté nationale qui porte l’Etat et que ce dernier à charge de maintenir.
A relever tout d’abord, comme un signe évident de l’affaissement démocratique des pouvoirs, l’outrancière immixtion du président de la république, Béji Caïd Essebsi, à travers des choix et des arbitrages qui vont bien au-delà de ses prérogatives.
Autre événement de nature à dénaturer les institutions démocratiques, l’exhortation du leader autoproclamé de Nidaa Tounes, Hafedh Caïd Essebsi, apparemment nourris dès son jeune âge de littérature patriotique, de ne pas nous soustraire à nos responsabilités. Il évoque, par deux fois, avec l’effronterie d’une rare impertinence, le devoir qui nous incombe à tous d’exprimer un vif attachement à la nouvelle équipe.
A côté de l’exaltation béate des bipèdes ronronnant et frétillants, il y a les réticents qui pensent qu’«il vaut mieux être Socrate insatisfait qu’un imbécile satisfait». Tel le dissident secrétaire général de Harakat Machrou Tounes (Mouvement Projet de la Tunisie, MPT), qui déclare, avec sa propension naturelle à jouer aux puissants, que «les circonstances nous commandent le vote en faveur du gouvernement» mais «sous certaines conditions».
D’autres, dont l’action s’était toujours manifestée par l’ambition et la haine politiques, dissimulent leurs intentions avec une parfaite ingéniosité.
Il y a enfin ceux pour lesquels l’option de réussite de ce gouvernement leur paraît a priori si peu probable qu’ils rejettent toute participation. Une manière pour eux d’entretenir l’indulgence et la sympathie des classes populaires.
Au-delà, tout n’était que réserve, désapprobation, colère, récrimination, accusation, chantage. Dans la mesure où tout choix favorise inéluctablement certains aux dépens d’autres, car trop nombreux, les postulants malheureux et aigris, réduits à une masse informe, abandonnés au bord du chemin, s’estiment suffisamment lésés pour exiger que l’on modifie la liste des ministres en vue de la rendre plus conforme à leurs desiderata. C’est donc sous des auspices peu favorables que Youssef Chahed s’en est allé, vendredi, solliciter la confiance de la représentation nationale.
Le Premier ministre et son équipe féminine.
L’illusion de l’efficacité immédiate
Maintenant qu’une majorité confortable a gratifié de sa confiance le gouvernement Chahed, pensons à la suite en suggérant volontiers au Premier ministre quelques idées résolument pensées sur la gouvernabilité ou l’in-gouvernabilité de l’Etat. Plus simplement exprimée, ce n’est rien de plus que la capacité de résoudre les problèmes existants, d’anticiper les défis futurs et, surtout, savoir franchir le pas de l’action et de la concrétisation.
Nous l’abordons évidemment avec une profonde humilité, contrairement à l’attitude d’esprit qui règne généralement parmi la génération du jeune et exalté chef de gouvernement: l’absence du doute de soi pourtant le signe même de la lucidité, et le recours aux «coups médiatiques» créent l’illusion de l’efficacité immédiate dans un contexte où la marge de manœuvre des acteurs est étroite et leur pouvoir restreint.
Dans cet acte politique d’importance, dans cet exercice à visée essentiellement pédagogique adressé à la nation, où se mêlaient des propos volontairement alarmistes et dramatiques, les vraies questions de réformes en profondeur, qui se font toujours attendre, font craindre que la grande mise à plat soit repoussée à plus tard et l’on fera alors, toute honte bue, assauts de démagogie.
Comme toujours dans ce type de cérémonie, des engagements sont pris et des promesses sont faites sur lesquelles il sera un jour licite de revenir, sans parler du changement de nature du pouvoir politique qui dépasse ses acteurs eux-mêmes et ne leur laisse plus entre les mains qu’un appareil inutile. Car, dans l’intervalle, il y a l’urgence du calendrier: les grands équilibres macroéconomiques ne reviendront pas aussi vite que l’on pourrait le souhaiter, le spectre de l’insécurité planera encore longtemps sur le pays, la bienveillante trêve syndicale ne durera probablement pas longtemps, l’effondrement éducatif se transformera année après année en champ de ruine, la corruption non seulement persistera mais aura une plus grande facilité à s’infiltrer dans tous les secteurs de l’économie et de la société. Et, plus grave, le gouvernement continuera, comme par le passé, à se voiler la face sur bon nombre de questions. Il invoquera alors, pour durer, le recul du chômage, le retour de la croissance, l’égalité des chances, la cohésion sociale.
Le gouvernement Chahed après la prestation de serment au Palais de Carthage.
Le syndrome dissociatif
Ce sera le cercle vertueux d’un nouveau modèle de développement qui aurait échappé jusque-là à l’élite politique du pays. Bref, on rajoutera des tuyaux à l’usine à gaz actuelle tout en offrant à un public qui se délecte habituellement des manœuvres de ses dirigeants, du grain à moudre.
Détails curieux, un état des lieux aussi alarmant et les menaces d’effondrement qui vont avec, est amplement décrit par le nouveau chef du gouvernement comme étant l’accumulation de cinq années de dérives gouvernementales. Autrement dit cinq années de gestion calamiteuse et de mensonges de ceux-là mêmes qui ont accordé leur confiance au nouveau gouvernement : Ennahdha et Nidaa Tounes !
Un tel syndrome dissociatif prête le flanc à la critique car il induit de facto à qualifier d’ingouvernables l’Etat tant il est improbable que puisse se forger dans une classe politique aussi fragmentée, dans une société aussi délabrée, et dans un monde d’incertitude une véritable capacité d’action.
Vivement le prochain gouvernement !!
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