En rentrant à Tunis en mars 2011, Ghannouchi savait-il qu’il allait rafler la mise?
Il revient aux dirigeants d’Ennahdha, et à eux seuls, de fêter avec le plus de solennité le 6e anniversaire de la chute de Ben Ali, dont ils ont perçu les plus gros dividendes.
Par Yassine Essid
S’il y a bien une personnalité et un parti qui se retrouvent aujourd’hui et contre toute attente au comble de l’exaltation pour célébrer les mérites du 14 janvier, sans complexe ni ambiguïté, et si possible avec chants et processions, c’est bien Rached Ghannouchi et Ennahdha. Après tout, ils ont réussi à percevoir, le temps aidant, les plus gros dividendes de la chute du régime de Ben Ali. Il leur aura fallu deux années pour piller, ruiner et détruire le pays. Deux années pour marquer définitivement le paysage social par un islam référent et exogène. Deux années pour tolérer puis encourager l’émergence d’un islamisme radical constitutif d’une future armée de réserve formée de soldats de dieu.
La liesse a tourné au gâchis
Cependant, le principal motif de fierté, Ennahdha le doit aux prouesses de son président qui a réussi à se rendre méconnaissable aux yeux d’une frange de l’opinion publique nationale et internationale en se faisant passer pour ce qu’il n’a jamais été, c’est-à-dire pour un démocrate et un réformateur.
Quant au président de la république, Béji Caïd Essebsi, institutionnellement déconsidéré, médiatiquement ridiculisé, laissé hors-jeu après la déconfiture de Nidaa Tounes, «jadis» parti de la majorité qu’il s’est ingénié à défaire même quand il est sa création, il a été lui-même embobiné par le cheikh islamiste décidément plus roublard que jamais.
Ben Ali est parti, ses anciens collaborateurs et certains membres de sa famille sortent du bois.
Il revient par conséquent légitimement aux dirigeants d’Ennahdha, qui n’arrêtent pas de s’innocenter avec vivacité de l’effrayante débâcle des faits qui leurs sont reprochés, de marquer avec le plus de solennité et le moins de hâte possible le sixième anniversaire de la chute du régime de Ben Ali.
Une commémoration n’a de valeur que lorsque le présent constitue un progrès par rapport à la réalité d’un passé largement contesté. Elle n’a de sens que si elle vient rappeler qu’un événement historique a réussi à déclencher un mouvement vers l’avant et ne suscite l’espérance que lorsque le progrès aide à penser le futur en établissement la croyance que demain sera meilleur qu’aujourd’hui, principalement par le mieux-être des populations et l’amélioration de leur condition matérielle d’existence.
Des transformations profondes et avérées de l’ordre social, moral et économique du pays auraient pu donner raison et satisfaction à ces centaines de milliers de Tunisiens qui se sont soulevés contre un système politique qui a conduit le pays au désespoir social. Ce ne fut pas le cas et la liesse de janvier 2011 a tourné au gâchis.
La mise en valeur d’un bouleversement politique, la mise en place des réformes socio-économiques, la garantie d’une sécurité nationale et l’accès aux valeurs citoyennes et républicaines se sont rapidement transformés en idéologies de charlatans de toutes les espèces qui n’incarnent aucune vision d’avenir mais ne s’intéressent qu’à leur propre destin politique.
A l’exception des islamistes, alors peu visibles, les Tunisiens étaient au soir du 13 janvier 2011 tous unis dans la défense d’une cause commune : mettre un terme au pouvoir de la démesure de l’indifférence, de la démesure de la corruption et de la répression. Or, force est de constater, qu’au bout de six années et presque autant de gouvernements, le bilan est accablant et le doute commence à s’instiller dans les esprits. Car plus le temps passe, plus les commémorations se succèdent et plus on s’éloigne des enseignements de l’événement fondateur. Pire, on commence même à légitimer ce qui était encore de l’ordre du tabou. Les anciens collaborateurs de Ben Ali et certains membres de sa famille sortent du bois, manifestent leur innocence, s’estiment injustement traités, nient les privilèges obtenus par leurs compromissions avec l’ancien régime, proposent même leur service et étalent sans pudeur leur bon droit dans les médias.
Béji Caïd Essebsi a été embobiné par un Rached Ghannouchi plus roublard que jamais.
Six années de régression
Après six années de régression, il ne faut pas être un tenant nostalgique des régimes autoritaires pour craindre que l’âge d’or promis ne soit derrière au lieu d’être devant. Car on s’est rapidement rendu compte qu’un soulèvement populaire ne se résout pas par le départ précipité d’un dictateur chassé par un peuple en colère, ni par le renversement d’un régime policier et liberticide appuyé pendant un demi-siècle par un parti unique.
Bien des révolutions, aux slogans prometteurs, ont échoué à accoucher d’une démocratie et bien des souverainetés du peuple, ardemment revendiquées, furent dépouillées progressivement de leur puissance révolutionnaire pour se muer en implacables tyrannies.
Car au-delà des énergies soutenues, porteuses de formules radicales, une révolution doit se déterminer a posteriori, une fois l’œuvre accomplie, une fois réalisées les transformations en profondeur, à la fois politiques, sociales et culturelles : par l’exercice démocratique du pouvoir, l’instauration d’un Etat de droit, l’établissement de nouvelles relations humaines basées sur la justice et l’équité économique et le rassemblement de toutes les composantes de la nation autour de nouvelles valeurs de liberté, de respect de l’autre, et surtout de responsabilité et de tolérance.
Tout cela est plus facile à dire qu’à faire et c’est d’ailleurs pour cette raison qu’il faut accepter ce bouleversement historique avec une très grande humilité, même si ses prolongements et ses déplorables aboutissements, notamment en Libye et Syrie, nous laissent aujourd’hui perplexes sur l’amplitude réelle de notre contribution à faire changer le monde.
La liberté qui mène au désordre.
D’une éclatante victoire à une hideuse déroute
Qu’avons-nous obtenu depuis 2010? La liberté véritablement et incontestablement: celle de manifester, de nous exprimer, de nous réunir, de constituer des associations et des partis politiques, de rédiger une nouvelle constitution et d’organiser des élections libres. Mais cette liberté a besoin d’être soutenue par le pouvoir politique et protégée par un Etat de droit. Celui-ci reste cependant suspendu aux échéances.
Si la stigmatisation de la dictature de Ben Ali suffit à dire le sens de la rupture avec l’ordre ancien, les mots pour qualifier le nouveau régime à édifier sont plus hésitants. Gardons-nous de nous laisser abuser par des vocables souvent trompeurs : révolution, peuple et démocratie sont encore ambigus et n’auront un sens que le jour où la culture d’une citoyenneté sociale et politique sera ancrée dans chaque individu : prendre la parole, formuler une opinion, manifester son accord et son opposition tout en respectant l’avis de l’adversaire. Pour le moment on interprète les choses autrement : la liberté par tout est permis, la souveraineté du peuple par la surenchère et par la résurgence des solidarités locales et tribales, la démocratie par le droit de transformer les prêches du vendredi en tribunes politiques et la volonté d’envahir l’espace public par le religieux et d’opprimer ainsi les consciences.
C’est là que réside le plus grand danger auquel font face les changements de régimes politiques, et qui risquent, à terme, de transformer une éclatante victoire contre la servitude et le mépris en une hideuse déroute.
Pour prendre sens, l’usage de la célébration des grands événements du passé doit ranimer la flamme du souvenir. Il doit permettre d’évoquer le chemin parcouru et magnifier les progrès réalisés. Mais il doit surtout redonner force et croyance dans l’avenir. Car toute commémoration se situe dans un présent fugace qui renvoie autant à un futur imaginé qu’à un passé incorporé.
Au vu des deux années de présidence, le déplacement de Béji Caïd Essebsi, aujourd’hui, à Gafsa n’est que l’enterrement en grande pompe d’un moment national qui ne peut plus servir la cause de ceux qui, en 2010, s’étaient enflammé du feu de la colère et de l’indignation.
Que reste-t-il, en effet, de cette forte émotion collective, de cette épopée fondatrice d’une démocratie pluraliste? La commémoration perd ainsi de sa valeur symbolique, n’enrichit plus la pensée et l’action. Alors le sens d’un rite social s’émousse et sa célébration risque fort de tomber dans l’indifférence et bientôt dans l’oubli.
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