La réussite de la Tunisie est désormais fragilisée et la nouvelle situation nécessite d’élever de toute urgence le niveau de l’engagement américain et de l’intensifier.
Par Frank G. Wisner et W. Bowman Cutter*
S’il y a un moment où les Etats-Unis se doivent d’anticiper les évènements pour agir rapidement et avec détermination, c’est précisément bien là, en cet instant présent, qu’ils devraient le faire.
La Tunisie est le pays où le Printemps arabe est né. Contrairement aux décevants et parfois même désastreux résultats auxquels a abouti cet instant de l’histoire, dans d’autres nations, la Tunisie a enregistré des progrès importants et mérite toujours d’être considérée comme étant un succès significatif. La Tunisie s’est dotée d’une constitution moderne, a vu s’épanouir une société civile pleine de vitalité, a élu un gouvernement opérationnel et créé les conditions pour la saine émulation politique.
Le pays, qui est à 99% musulman, est attaché à la laïcité de la société tunisienne et au respect de toutes les confessions. Il reste, également, le pays arabe qui défend avec la plus grande détermination le principe de l’égalité des femmes.
La Tunisie n’est pas capable de faire face à ses problèmes seule
Le monde arabe et l’Afrique ont les yeux rivés sur l’expérience tunisienne. Nous avons tous besoin de la Tunisie en tant qu’exemple de la solide réussite que les femmes et les hommes, oeuvrant ensemble au sein d’une société démocratique et dans une économie privée, ouverte et inclusive, peuvent créer dans la région. Nous ne trouverons nulle part ailleurs pareil modèle, pareille réussite.
Dans le même temps, la Tunisie a été confrontée à d’énormes problèmes. Sa société civile vient à peine de se remettre d’une très longue période où le gouvernement était autoritaire, cupide et sa direction des affaires du pays était notamment marquée la violation massive des droits humains et une gestion désastreuse de l’économie. L’Etat demeure trop important et trop impliqué dans le secteur privé. Ses processus de réglementation sont excessivement complexes et font ainsi obstacle aux investissements nationaux et étrangers. En conséquence de tout cela, la Tunisie se débat pour échapper à ce piège double de la petite croissance et du faible investissement qui l’empêche de répondre aux attentes légitimes du peuple – et plus particulièrement la jeunesse tunisienne.
Nous pensons que la Tunisie est capable de résoudre ces problèmes. Cependant, ne perdons pas de vue le fait que le pays se trouve dans un environnement très difficile, avec sa longue frontière avec la Libye et les attaques quasiment incessantes que lui porte le terrorisme. Durant les trois derniers mois, deux attaques terroristes ont été menées contre la Tunisie, tuant 60 personnes. Ces attentats avaient pour objectifs bien calculés de déstabiliser l’économie et de porter atteinte au moral des Tunisiens; et cette offensive pourrait bien réussir son pari, puisque cette année l’on estime que les entrées touristiques tunisiennes enregistreront une baisse de plus de 2 millions d’entrées.
Pour que les choses soient dites franchement, nous ne pensons pas que la Tunisie ait la capacité de faire face à ses problèmes économiques et sécuritaires sans le soutien des Etats-Unis en tant que partenaire engagé.
Jusqu’ici, nous n’avons rien à reprocher à la démarche américaine, à ce sujet – sauf que les circonstances ont évolué, la réussite de la Tunisie est désormais fragilisée et la nouvelle situation nécessite d’élever de toute urgence le niveau de l’engagement américain et de l’intensifier. Cette politique devrait obligatoirement comprendre les points suivants:
• Engagement: le président Obama devrait appeler le président Béji Caïd Essebsi, le plus vite possible, pour exprimer un engagement clair et net des Etats-Unis envers un partenariat sur le long terme. Le vice-président Biden, les principaux membres du gouvernement américain – y compris notamment les secrétaires d’Etat, de la Défense, de la Sécurité interne et du Trésor, aussi bien que les éminents membres du Congrès devraient faire le déplacement en Tunisie. Et chacun de ces dirigeants devrait clairement dire que nous tenons à ce que la Tunisie réussisse son pari et qu’elle poursuive sur la voie de la démocratie, de la tolérance et de l’égalité.
0,2% de l’économie américaine!
• Sécurité: M. Obama devrait faire parvenir aux Tunisiens le message que les Etats-Unis se tiennent de leur côté face au défi terroriste. En termes pratiques, cela devrait se traduire par 3 décisions: nous partagerons les renseignements dont nous disposons sur les activités terroristes dans le voisinage tunisien; nous assisterons la Tunisie à consolider sa force de frappe antiterroriste; et nous fournirons l’aide matériel pour répondre aux besoins de la Tunisie dans ces domaines sécuritaire et de la lutte contre le terrorisme.
• Economie: le président Obama devrait transmettre l’idée selon laquelle les Etats-Unis aideront la Tunisie à relever les défis économiques auxquels elle est confrontée. Ce n’est pas tant l’aide économique qui devrait importer, car la Tunisie n’a pas besoin de cela, mais plutôt ce qui suit…
• Les Etats-Unis devraient entamer, de toute urgence, les négociations d’un accord sur un libre-échange tuniso-américain. Cette convention serait d’une grande et réelle utilité pour l’économie tunisienne (…) Ce geste américain n’aurait qu’un effet secondaire sur l’économie des Etats-Unis. Pour rappel, l’économie tunisienne ne représente que 0,2% de celle des Etats-Unis, soit l’équivalent de près d’un mois de croissance économique américaine, au taux actuel.
• Nous devrions concevoir avec la Tunisie un processus d’accroissement de l’investissement interne et externe. Ce projet pourrait comprendre l’augmentation des ressources du TAEF (Tunisian American Enterprise Fund), créé par le Congrès et l’administration Obama en 2012 (présidé actuellement par l’un de nous, W. Bowman Cutter), afin de booster l’investissement privé.
• Ensemble avec nos amis de l’Union européenne, les Etats-Unis devraient organiser des conférences sur l’investissement privé en Tunisie, qui auraient pour objectif de sensibiliser de manière durable la communauté internationale aux besoins sociaux et économiques tunisiens. Ces initiatives devraient être étroitement liées à un ensemble de décisions politiques qui mettraient sur pied une économie de marché compétitive.
Pour notre part (auteurs de cette tribune, Ndlr), nous avons occupé de nombreuses fonctions au sein du gouvernement des Etats-Unis. Nous sommes tout à fait conscients du fait qu’il est parfois presqu’impossible d’entreprendre quelque chose de nouveau, de faire les choses vite ou de faire quoi que ce soit lorsqu’il s’agit de questions économiques et sécuritaires aussi complexes. Les forces d’inertie pesant sur l’action sont énormes. Mais, si nous ne réagissons pas et très vite, dans 10 ans, les Etats-Unis regretteront amèrement de n’avoir pas agi alors qu’ils avaient l’occasion d’aider la Tunisie à construire une société démocratique durable, prospère et inclusive.
Texte traduit de l’anglais par Moncef Dhambri
Source: ‘‘Washington Post’’.
* Frank G. Wisner est conseiller en affaires internationales auprès de la société Squire Patton Boggs, ancien secrétaire adjoint à la Défense et sous-secrétaire d’Etat chargé des affaires de sécurité internationale.
W. Bowman Cutter est membre éminent et directeur du Next American Economy Project à l’Institut Roosevelt. Il a servi sous la présidence de Bill Clinton en tant conseiller-adjoint et directeur du Conseil économique national.
**Le titre est celui des auteurs, et les intertitres sont de la rédaction.
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