Deux chercheurs, Sharan Grewal et Shadi Hamid, du think tank américain Brookings Institution, viennent de publier une réflexion dans laquelle ils tentent d’expliquer la panne de la transition démocratique tunisienne. Dans cette étude portant le titre de «Le côté sombre du consensus en Tunisie: Leçons entre 2015-2019», les auteurs estiment que cette option consensuelle a entravé le processus démocratique en Tunisie…
Par Marwan Chahla
Selon Sharan Grewal et Shadi Hamid, observateurs avertis des affaires tunisiennes, «depuis la révolution de 2011, pour bon nombre d’analystes, la Tunisie a été un modèle dans sa recherche du consensus entre les forces laïque et islamiste du pays. Alors qu’ailleurs, d’autres pays du Printemps arabe ont sombré dans la guerre civile ou ont vu s’établir des dictatures militaires, la Tunisie, au contraire, a emprunté la voie du dialogue et de la coopération, en formant, en 2011, une coalition gouvernementale islamo-laïque et en adoptant, en 2014, une constitution à la quasi-unanimité des constituants. Et même à la suite de l’adoption de la nouvelle constitution tunisienne, entre 2015 et 2019, le pays a poursuivi sur cette même voie en étant dirigé par une large coalition qui comprend les formations laïque et islamiste les plus importantes.»
Le manque de courage des dirigeants
Toutefois, cette expérience tunisienne tant glorifiée pose également la question de savoir s’il existe réellement une possibilité de concilier ces deux extrêmes ou s’il n’y a pas eu, dans le cas de la Tunisie, un excès consensuel.
Dans leur étude, Grewal et Hamid affirme que cette quête du consensus en Tunisie a son côté sombre, qui a imposé des limites à la véritable transition démocratique du pays.
Ils font observer que «c’était au nom de ce choix consensuel que le gouvernement d’union nationale, entre 2015 et 2019, a abandonné des questions certes controversées mais absolument nécessaires», citant comme exemples de ces dossiers oubliés ceux de la justice transitionnelle et de la réforme de l’appareil sécuritaire et rappelant également le manque de courage à prendre des actions économiques audacieuses ou à mettre sur pied la Cour constitutionnelle.
Pour Grewal et Hamid, que les deux formations politiques les plus importantes –Nidaa Tounes et Ennahdha– aient été associées dans la direction des affaires du pays a impliqué qu’il n’y avait pas d’opposition effective, ce qui a eu pour conséquence inévitable le désenchantement de l’opinion à l’égard des partis politiques et de la démocratie.
Les auteurs en veulent pour preuve de cette désillusion générale de l’électorat tunisien l’échec cuisant qu’ont essuyé les partis de l’establishment tunisien, lors des derniers scrutins présidentiel et législatif, et le succès de formations politiques outsiders.
Le recours au consensus traduit la faiblesse de l’édifice démocratique
En réalité, le gouvernement du consensus n’a fait que reporter au lieu de résoudre les tensions sous-jacentes opposant les laïcs aux islamistes. Cette tentative d’ignorer ces tensions, ou d’en nier l’existence, a contribué, selon les analystes de la Brookings Institution, à la montée de nouveaux partis laïcs et islamistes dogmatiquement plus orthodoxes. Paradoxalement, la recherche du consensus à tout prix a rendu les choses si difficiles et si compliquées qu’il n’est plus possible, aujourd’hui, non seulement de former un gouvernement consensuel mais toute autre sorte de gouvernement.
Bref, les auteurs en arrivent à la conclusion que «le cas tunisien démontre clairement que prolonger à l’excès l’option consensuelle dans une transition n’est pas nécessairement un signe de réussite démocratique. Au contraire, il s’agit en réalité d’une faiblesse profonde.»
Pour Grewal et Hamid, «lorsque Ennahdha, en 2015, a accepté la main qui lui a été tendue par Nidaa Tounes pour prendre part à la direction des affaires du pays, au lieu d’assumer son rôle de formation d’opposition, cette décision du parti islamiste était due à la crainte d’être réprimé ou tout simplement dissous. (…) En définitive, le recours à l’option consensuelle est un indicateur de manque de solidité de l’édifice démocratique. »
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