Nabil Karoui fait de sa chaîne de télévision Nessma l’instrument privilégié de ses propres opérations de com’. Hier au service du père Caïd Essebsi, aujourd’hui à celui du fils.
Par Yassine Essid
La photo reproduite ci-dessous, qui reproduit un événement d’actualité, trace une ligne fine entre le banal et le moment unique. Elle raconte une histoire et mérite qu’on s’y attarde un peu. Elle est d’abord centrée sur deux personnages qui marchent côte-à-côte.
Un chef d’Etat sous influence
Au premier plan y figure une personne âgée, le bras droit légèrement élevé et engourdi, mais qui garde en revanche la dimension et la prestance d’une figure nationale qui dissimule péniblement la réalité de ses capacités physiques. Personnalité manifestement prestigieuse, allant au contact des gens, l’homme foule un tapis rouge déployé en son honneur en marchant du pas de celui qui connait déjà le chemin sans laisser transparaître le sensation d’avoir conscience d’être manipulé.
Tout au long du parcours, drapée dans un singulier accoutrement couleur vanille, une sorte de large étoffe qui traine jusqu’à terre sans identité précise, une foule organisée fait semblant de lutter désespérément pour contenir son enthousiasme, scandant son nom, agitant les drapeaux nationaux, car la chaleur de l’accueil doit être à la mesure de leurs émoluments.
Une telle cérémonie, particulièrement solennelle, est loin d’être anodine et aurait mérité que l’on déclarât cette date un jour de fête chômé et payé.
L’accompagnateur, qui incarna depuis toujours et sans pudeur la confusion entre le marketing et l’engagement en politique, entre les liens personnels, affectifs et l’obligation déontologique d’informer le public en toute indépendance et objectivité, sert de guide à son hôte de marque. Il marche les mains jointes dans le dos, l’air grave, le regard baissé fixant le sol. Il semble alors être perdu dans ses calculs sur ce que lui a coûté, ou plutôt ce que lui rapportera cette absurde mise en scène digne d’une époque que l’on croyait révolue. Il arriva à la conclusion que la vie a un sens, qu’il faut résister et ne jamais jeter l’éponge en refusant, n’en déplaise aux grincheux et aux opposants systématiques, de céder aux propos de ceux qui dénoncent la connexion plus qu’avérée entre un président de la république, ses familiers et les affaires de l’Etat.
Loin de traduire la seule réflexion, cette posture est aussi un signal clair que dans un tel moment personne d’autre que lui ne doit approcher le chef de l’Etat. Mais de quoi s’agit-il au juste? De l’accueil tambour battant d’un président qui rentre d’un long périple couronné de succès? Qui vient inaugurer la réalisation d’un nouveau site industriel ou l’agrandissement d’une usine?
Un président qui désespère l’opinion
Cette mise en scène n’est pourtant rien de plus que l’accueil exorbitant réservé à Béji Caïd Essebsi lors de son arrivée dans les locaux d’une chaîne de télévision privée. Un chef d’Etat sous influence dont se sert un certain Nabil Karoui pour envoyer un message sans équivoque à tous ceux qui tardent à reconnaitre son véritable rôle dans la constitution de Nidaa Tounes et son indiscutable influence sur tous les Essebsi. Ils doivent désormais compter sur et avec lui.
Tous ces signes, ainsi que les lois ou les intentions qui les régissent, marquent, hélas, une nouvelle réalité : celle d’un président qui désespère l’opinion publique à force de s’enfoncer dans ses erreurs, de s’embourber dans ses maladresses et dans ses défauts de vigilance et d’appréciation.
Au-delà de l’image, des gestes et du protocole, la photo entraine la reconnaissance que l’argent reste plus que jamais le nerf de la guerre en politique. Elle confirme que tous les partis, bien que se réclamant d’une même voix de la démocratie et de la transparence, ne rechignent pas à solliciter le parrainage de personnages influents capables de les prendre en charge et adhèrent tous à l’éthos de la munificence. D’où cette malencontreuse confusion entre la politique et le pouvoir des gros comptes en banque. Une mécanique qui agresse aveuglément les droits des gens et met en péril l’avenir d’une nation. Relations personnelles et relations d’autorités sont plus que jamais médiatisées par l’argent et se retrouvent étroitement mêlées.
Béji Caïd Essebsi et Nabil Karoui n’ont jamais cessé de touiller cette potion magique. La recette ne se transmet que de bouche de druide à oreille de druide. Il chuchote au président que dans l’affaire de Hafedh, il ne doit pas céder aux arguments de ses détracteurs et qu’un parti peut être à la fois démocratique et dynastique. Car lorsqu’un fils de plombier succède à son père, on ne dit rien, que les grands patrons initient leurs enfants au monde des affaires, via les meilleures écoles, et que le népotisme y est mis en évidence sans complexes. Enfin, dans cette affaire il leur dira que l’ascension de son fils a respecté le temps de la légitimité et qu’il a fait très tôt ses preuves par le militantisme et l’action dans le champ politique.
Il se démène pour faire de Hafedh Caïd Essebsi l’élément majeur en vue d’asseoir son propre destin politique et financier.
Faire éclater le parti pour en ramasser les morceaux
Aujourd’hui, Nabil Karoui estime avoir amplement rempli son devoir envers le père. Bien que sans pouvoir réel, il n’a pas dérogé à sa réputation. Opportuniste notoire en politique, hier encore indéfectible supporter de Ben Ali, il est passé maître dans l’intrigue, les luttes d’influences, et les tractations en affaires. Chef de file d’une oligarchie aux fortunes douteuses, initié au combat mais aussi à la tactique et à la stratégie pour protéger ses intérêts, il se démène comme un lion en cage pour faire de Hafedh Caïd Essebsi l’élément majeur en vue d’asseoir son propre destin politique et financier. Sa chaîne de télévision s’avère alors l’instrument privilégié de ses propres opérations de com’, hier au service du père, aujourd’hui mise à la disposition du fils. Il pourra ainsi, le moment venu, agir sur des décisions politiques par le biais de moyens financiers et les mettre au service des intérêts de la faction dissidente ou légitime, car on ne sait plus qui est quoi, de Nidaa Tounes, quitte à faire éclater le parti pour en ramasser les morceaux. Ainsi va le monde.
Aux sombres perspectives qui s’annoncent, aucune solution n’a pu être trouvée à ce jour malgré les adresses de Béji Caïd Essebsi aux factions dissidentes, ses déclarations, ses médiations, ses promesses et ses avertissements. Englué dans un impossible dilemme, déchiré entre ses sentiments paternels et la survie du partie, il multiplie dans une agitation vaine les consultations, attire ses membres hier encore démissionnaires mais assez naïfs pour supposer qu’il va les soutenir et pour croire en ses paroles. Il fait mine d’écouter avec intérêt leurs doléances, leur fait bénéficier de ses précieux conseils et finit par les abandonner tout le monde, eux autant que le parti et le pays à leur triste sort.
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