L’industrialisation de la «distribution moderne», portée principalement sur des produits importés.
La Tunisie, où l’industrie est en train de dépérir, est en passe de se transformer, grâce au libre-échange, d’un pays «producteur» en un pays «consommateur».
Par Mohamed Chawki Abid*
Comment édifier un tissu industriel? Comment veiller à sa consolidation? Comment booster sa compétitivité?
Ce sont des questions qui ont été posées dans les années 60-70-80 par nos vétérans ingénieurs et économistes, et qui ont trouvé des réponses précises et constructives, déclinées en plans d’actions pluriannuels.
Depuis la promulgation du premier code d’investissement industriel en 1974, les industries manufacturières se sont développées régulièrement et ont réussi à améliorer progressivement leur capacité compétitive, jusqu’à promouvoir et accroitre leurs exportations (IAA, IMCCV, ITC, IMM, IEE, ICh…).
Investissements productifs versus destructifs
Depuis une vingtaine d’années, l’économie nationale était malmenée notamment au niveau de l’agriculture, du tourisme et surtout de l’industrie au terme de la ratification de l’accord de libre-échange (ALE) avec l’Union européenne en 1994.
A partir de l’entrée en vigueur du planning de démantèlement tarifaire sur les biens de consommation importés d’Europe (2000) puis de Turquie (2012), les PMI tunisiennes étaient délaissées par l’administration tunisienne, qui a toléré des importations abusives et déloyales (qualité, prix dumping, normes…) de produits finis fabricables en Tunisie, sans même se servir des clauses de sauvegardes prévues dans l’ALE’1994 scellé avec l’UE.
Début 2016, les produits sud-est asiatiques vont pouvoir bénéficier d’une réduction des barrières tarifaires (jusqu’à 20%) ce qui accentuera le déficit commercial avec la Chine et d’autres pays de la région. Ces importations sont réalisées par les grands affairistes du pays qui, curieusement, étaient de solides industriels dans les mêmes activités (IMM, IMCCV, IEE, ITC).
En fait, les grands opérateurs de l’industrie se dessaisissaient de leurs outils de production au profit de firmes multinationales, pour se convertir en «rentiers», réinvestissant principalement dans la distribution moderne ou dans l’économie souterraine.
Côté moyennes entreprises, les études effectuées ont recensé la disparition de la moitié des PMI (cession d’usines aux IDE, liquidation d’actifs à la casse, ou fermeture pour cause de faillite) avec la mise en chômage de leurs forces ouvrières (entre 300 et 500 mille personnes).
Des investissements destructifs
Au-delà du développement accéléré du secteur informel avec tous ses collatéraux nocifs sur tous les plans, nous assistions depuis quelques années à l’industrialisation de la «distribution moderne», portée principalement sur des produits importés.
C’est ainsi que nous avons enregistré la réalisation d’investissements capitalistiques dans :
1) la grande distribution : super et hypermarchés, chaînes spécialisées de distribution…
2) l’importation-distribution de voitures par les concessionnaires.
Cette orientation structurelle a entrainé des conséquences macroéconomiques fâcheuses : la fragilisation du secteur industriel, la perte d’emplois industriels, la baisse des exportations et l’augmentation des importations, l’amplification du déficit commercial, l’accentuation du recours à l’endettement improductif extérieur pour nourrir les réserves en devises et équilibrer les comptes extérieurs.
Maintenant que le comité exécutif de l’Utica est formé essentiellement de rentiers (à l’exception de solides groupes investissant à l’étranger), l’on se demande sérieusement qui représente les PMI à la centrale patronale, et qui défend réellement leurs intérêts et les soutient auprès du gouvernement?
Au moment où l’industrie se casse la gueule par la concurrence déloyale de l’importation non-régulée des biens de consommation, les opérateurs dans l’agriculture redoutent que le massacre industriel soit relayé par la torture des activités agricoles, dont notamment les grandes cultures et la production animale (toutes spécialités confondues).
Ce faisant, et sous l’impulsion de l’UE et de l’OMC, la Tunisie est en passe de se transformer d’un pays «producteur» en un pays «consommateur», avec une structure du PIB en évolution défavorable pour l’industrie, le tourisme et l’agriculture, et ce, en contrepartie d’un surendettement extérieur rampant destiné à financer le déficit commercial et à combler divers déficits extérieurs. Renfermant une composante improductive de plus en plus dominante, ce surendettement extérieur est implicitement couvert par les richesses naturelles du pays, voire par des ouvrages et actifs divers adossant les «sukuk» projetés.
Certes, les activités d’importation sont en prospérité, et les secteurs de production sont en décadence. Dans ce contexte, les autorités tunisiennes viennent d’agréer la réalisation de quatre nouveaux hypermarchés, et d’autoriser 16 franchises de marques étrangères, en majorité dans le prêt à porter et la restauration. Une autre fois l’opacité marque ce dossier, tant sur les enseignes agréées que sur l’identité des investisseurs retenus.
Récemment un ministre ultralibéral a évoqué l’imminente réalisation d’un projet d’hypermarché pour un coût de 120M² TND devant créer 1.200 emplois directs et indirects. Au-delà du coût élevé de création d’emploi pour ce type d’investissement (100 kD/emploi contre 30 kD pour l’industrie et 10 kD pour l’agriculture), il a probablement omis (ou évité) de mentionner qu’un tel projet détruira les petits commerces avoisinants et fera souffrir les PMI produisant les articles importés. Sur le plan des équilibres extérieurs, il contribuera au creusement du déficit commercial et à la fragilisation des réserves en devises, et par conséquent à l’aggravation de l’endettement extérieur improductif.
Décidément, nous sommes en pleine «déstructuration de l’économie».
A-t-on fait une étude d’impact macroéconomique sur les secteurs de l’industrie?
A-t-on segmenté le marché de consommation par catégorie socioprofessionnelle?
A-t-on évalué la profondeur de l’endettement des ménages et analysé ses risques dans un environnement social précaire?
A-t-on réellement besoin de ces investissements capitalistiques pour aggraver le déficit de notre balance commerciale, torturer les PMI et tuer des petits commerces?
C’est dans ce cadre que s’érige le premier magasin du projet de chaîne de distribution d’habillement relevant de l’enseigne française Kiabi. Faut-il s’en réjouir?
A ce titre, il est utile de rappeler qu’en conséquence à l’ALE’1995, plus de la moitié des PMI ont fermé usines ou sont sur le point de le faire, et près d’un demi-million d’employés industriels se sont trouvés au chômage.
Une économie de consommation
Notons également que le business model de Kiabi est axé sur l’approvisionnement matières premières bon-marché, production dans des zones low-cost, et écoulement sur des marchés à fort pouvoir d’achat. La plateforme commerciale tunisienne supportera de lourds investissements sans pour autant créer suffisamment d’emplois qualifiés. En outres, grâce à des montages juridiques dites d’optimisation fiscale, la majeure partie des profits générés sont remontés – brut pour net – au Groupe Kiabi via des mécanismes financiers subtiles, les co-distributeurs ayant droit à des parts en off-shore.
Par ailleurs, et à avec le démarrage des négociations sur l’Aleca, l’on estime que 500.000 petits agriculteurs pourraient pâtir de l’ouverture totale des frontières avec l’UE, en raison des rapports dissymétriques entre le secteur tunisien et le secteur européen.
En dehors du stress hydrique dont souffre l’agriculture tunisienne (450 m3/Hab/an contre un seuil de 2.000 m3/Hab/an), la disparité dimensionnelle et la disparité subventionnelle accentueront la disparition de diverses activités agricoles (céréaliculture, arboriculture fruitière, culture maraîchère, élevage bovin, élevage ovin, aviculture). Seules quelques activités ne seront vraisemblablement pas affectées pour des raisons de spécialités régionales: oléiculture, datte, agrume, et primeurs.
C’est la stratégie de libre-échange que les maîtres de nos princes veulent nous imposer.
La mondialisation engendre une consolidation de la production et un développement des richesses dans les pays avancés. A l’opposé, les pays sous-développés subissent une paralysie de leur appareil de production, un dérapage de leur déficit commercial, une aggravation de leur endettement extérieur, et une surexploitation de leurs richesses naturelles (pour amortir leurs surendettements). Ainsi, la mondialisation est synonyme de pillage des pays sous-développés, qui s’appauvrissent au profit des pays bien lotis.
L’avenir socio-économique de la Tunisie s’annonce sombre sous la gouvernance d’un groupe hétérogène de gouvernants, alliant l’amateurisme, l’opportunisme et le mercenariat.
Si les prochains gouvernements venaient à suivre les mêmes politiques dictées de l’extérieur, dans 20 ans, les 2 millions de pauvres deviendraient majoritaires (entre 50 et 60%) et la classe moyenne aurait une distribution relativement éclatée avec un écart type très élevé. Quand à la population aisée, elle ne devrait pas dépasser 1% de la démographie globale, tout en accumulant plus de la moitié des richesses nationales.
*Ingénieur économiste.
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