Rached Ghannouchi, superstar de Nidaa Tounes version Hafedh Caïd Essebsi.
«La Tunisie est un oiseau qui plane grâce aux deux ailes d’Ennahdha et Nidaa Tounes», s’est écrié Rached Ghannouchi.
Par Yassine Essid
Qui aurait cru que le cheikh suprême et l’inspirateur de l’idéologie islamiste portée au pouvoir pendant trois lamentables années, à l’origine même de la fondation d’un parti rassembleur des adversaires de ceux dont l’attribut majeur était leur incapacité à gouverner le pays, s’adresserait un jour en qualité d’invité d’honneur aux militants de Nidaa Tounes réunis en congrès?
Aurait-on si promptement oublié les maladresses et les impérities cumulées par les chefs de gouvernement provisoire, les islamistes Hamadi Jebali et Ali Larayedh, la corruption et les prélèvements indus installés au cœur du système politique directement lié à l’usage patrimonial de l’Etat considérés alors comme un légitime butin à partager?
Les islamistes avancent masqués
Drôle d’époque où celui qui couvrait les stupéfiantes élucubrations d’ignorants pour qui tout était devenu idolâtrie et qui, à petites doses, avaient nourri la fantasmagorie meurtrière des fanatiques qui servent de ressort à leurs pires ignominies, soit salué comme une superstar.
Celui qui fut tellement complaisant envers ceux qui sont derrière la folie meurtrière de la nébuleuse religieuse qui défie l’Etat, inquiète un pays où s’opposent désormais les tenants de la vraie foi à celle des tartuffes et autres «hypocrites», soit celui-là même qui aujourd’hui est applaudi par ses adversaires comme un démocrate, au nom de l’harmonie sociale, de la paix et de l’intérêt suprême de la nation?
Cet événement singulier révèle, au-delà d’une connivence par laquelle deux vieux routiers cherchent à prolonger leur désir de puissance et de domination, que les islamistes s’en tiennent toujours à leur bonne vieille méthode : ils avancent masqués, leurs paroles soigneusement refoulées, leurs sentiments enfouis, vibrant intérieurement de mille rancœurs mais prêts à tout pour reprendre un jour le pays en main.
Le parler politique est constitué de figures de rhétorique et au nombre de celles-ci la plus utilisée est la métaphore, seul langage possible pour dire l’état de bien-être ou de malaise qui opère dans la sphère des objets quotidiens.
En effet, les expressions métaphoriques, qu’on retrouve aussi bien chez le président Béji Caïd Essebsi (BCE) que Rached Ghannouchi, ont une incidence importante dans la construction du sens et leur traduction mérite une attention spéciale. Celle de BCE d’abord, moins remarquée, qui a déclaré que Nidaa Tounes «a pu dépasser sa crise», suppose que dans l’esprit de son auteur la vie politique relève d’un corps organisé composé de parties capables de fonctions diverses de telle sorte qu’elles concourent toutes à présenter des états d’équilibre par rapport à un environnement extérieur agité et bien incertain. Jusque-là, organisme malade, Nidaa Tounes est déclaré désormais «en bon état» et fonctionnera convenablement tant que certaines parties n’agissent pas isolées les unes des autres, que chaque organe accomplisse son devoir.
Ce congrès va prouver d’ailleurs qu’il n’y a pas un ordre de substitution possible, mais une réactualisation continue des disponibilités qui profite à l’état de l’ensemble.
Venons-en maintenant à la portée de cette surprenante phrase de Rached Ghannouchi qui a provoqué tant protestations, soulevé tant de récriminations mais fut perçue en-deçà de sa portée réelle. Puisée au parler imagé, celui du bestiaire des animaux volants, elle est supposée rendre compte de la mystérieuse machine politique qui unit les contraires et dont nous n’avons pas encore le code.
La nécessité d’un salut commun
En effet, comment dire l’avenir inconnu de ce surprenant rapprochement corporel entre Nidaa et les islamistes autrement qu’en se servant d’un modèle tiré du vivant en le rapportant à l’anatomie d’un animal en action? Ce rapprochement n’est pas le résultat d’un simple accomplissement de «fonctions». Il renvoie au mécanisme des parties du corps : si la fonction de l’œil est de voir, l’oreille d’entendre, celle de l’aile est de voler.
Le discours politique met en place des argumentations apparemment objectives et universelles, fondées sur des lois de la nature en vue d’accomplir leur fonction principale de convaincre et de persuader. Pour ce faire, ils utilisent des procédés qui attirent l’attention sur certains aspects et conduisent le destinataire vers la conclusion souhaitée. Parmi ces procédés, les expressions métaphoriques occupent une place essentielle. «La Tunisie est un oiseau», affirme Ghannouchi. A ce stade la métaphore se fonde sur un mouvement qui va du concret à l’abstrait. De sorte que nous pouvons profiter des domaines de notre expérience quotidienne et les employer pour comprendre d’autres domaines qui sont moins accessibles et imposent une certaine manière de concevoir la réalité.
Grâce à cette expression métaphorique, qui identifie la réalité à un animal, le leader d’Ennahdha concède à l’oiseau, symbole la liberté et de paix, l’idée de solidarité se prolongeant par l’image des deux ailes, symbole de puissance et d’influence, d’un oiseau qui vole. De ce fait il impose une vision positive, prometteuse d’une association sans périls tant que les deux partis politiques continueront d’agir et se comporter en partenaires.
L’hypothèse du salut joue ici un rôle persuasif car il y aurait incohérence si chaque parti, poussant jusqu’à l’extrême l’affrontement, n’attendait son succès que de l’affaiblissement de son partenaire. Nous volerons ensemble ou nous périrons ensemble, semble dire Rached Ghannouchi. Il y là la référence à la nécessité de solidarité mais aussi à une image d’altitude, de grandeur, d’élévation. Et c’est grâce à sa concision que l’idée évoquée devient plus intense, plus puissante, et permet de mettre en relief la nécessité d’un salut commun.
Un discours qui vole très bas
Un autre aspect, non encore identifié, réside dans l’interprétation de l’image. Car cela dépend du fait que la métaphore conceptuelle dans la langue de départ est censée exister aussi bien dans la langue d’arrivée. Devant la réaction du président de l’UPL, Slim Riahi, et d’autres représentants des partis de la coalition qui avaient mal vécu leur exclusion, Ghannouchi a tenté de se rattraper en concédant que la tête et la queue ont aussi leur importance.
Or, il n’existe pas une équivalence sémantique et positive au niveau métaphorique entre le concept arabe de «dhayl» (queue), dans la langue de départ, et le concept de «ba’bous» (queue dans le dialecte tunisien). Les deux n’expriment pas une image similaire et donc le même point de vue. On a ainsi, comme pour deux langues étrangères, affaire à deux cultures linguistiques qui ne partagent pas un même univers conceptuel. Lorsque ces figures sont très distinctes ou n’existent pas dans la culture d’arrivée, les pièges de la traduction par «dhayl» sont évidemment plus difficile à surmonter car elle transpose l’image négative de «bon dernier», de sorte que la nouvelle métaphore possède une charge expressive carrément insultante et donne priorité à un positionnement différent pour faire référence à la même réalité. Dans ce cas, Ghannouchi aurait mieux fait de se taire.
Les deux discours, de Caïd Essebsi autant que celui de Ghannouchi ne volent pas très haut alors que l’avenir de la Tunisie bat de l’aile. La pression des intérêts partisans est telle que la belle unité nationale va voler en éclat, et d’abord par Nidaa Tounes, car les ailes d’un oiseau, si parfaites soient-elles, seraient inutiles si elles ne prenaient pas appui sur l’air. Or le fond de l’air est toujours aussi agité et tout oiseau se mettra aussitôt à l’abri des brusques variations de températures, la chose qu’il redoute le plus.
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