Pour Caïd Essebsi, comme pour ses prédécesseurs Bourguiba et Ben Ali, le népotisme est un bien vilain mot pour désigner la «vie de famille».
Par Yassine Essid
Deux époques de l’histoire de ce pays furent marquées par des vices qui étaient inhérents aux modes de gouvernement des chefs d’Etats des pays nouvellement indépendants: le népotisme, abandonné en grande partie aux considérations régionalistes, le paternalisme traditionnel, qui empêchait tout dialogue, le droit de tutelle relatif à la liberté d’expression, l’abus constant de l’autorité, l’absence d’opposition politique, la domination effrénée de la famille et des proches du président, le règne d’une kleptocratie attirée par les gains faciles et illégaux. Enfin, la patrimonialisation d’un État en partie géré comme une propriété privée de la famille au pouvoir. Autant de dérives qui, partout dans le tiers-monde, étaient érigées au rang de mode de gouvernement.
Un pouvoir bien trop modeste
L’avènement d’une nouvelle pratique d’exercice du pouvoir établie autour de la figure présidentielle, devait singulièrement affaiblir et grandement frustrer un politicien tel que Béji Caïd Essebsi (BCE), aussi bien par le déficit d’image de l’activité présidentielle dans les médias, que par la disparition de la propagande habituellement orchestrée par le parti unique.
La nouvelle constitution avait en effet lourdement accentué la logique de dé-présidentialisation du système politique en dépossédant le nouveau chef de l’Etat de la plupart des fonctions traditionnelles dont bénéficiaient ses prédécesseurs et désormais rognées et transférées – du moins en théorie et dans le texte – au parlement et au Premier ministre.
Il faut croire que BCE n’a rien fait pour propulser son fils Hafedh sur les devants de la scène.
BCE avait d’ailleurs vite fait de se rendre compte que l’ascendant exercé habituellement par le détenteur du pouvoir suprême sur le peuple était devenu du coup bien trop modeste et, partant, inadmissible au vu de son attachement au contenu des formes politiques instituées par Bourguiba autant que par Ben Ali. Les idées de l’éternité politique, n’ayant plus celles de la pure durée du gouvernement de droit divin, BCE devait se contenter, sentiment insoutenable pour un politicien formée à la vieille école, de n’être qu’un élément accessoire et un recours subsidiaire auquel on accorde le droit de faire prévaloir ses vues uniquement dans certains domaines définis par la loi. Toutes ces privations devaient se greffer en plus sur une société traversée par de permanentes tensions, sans parler de l’arrière-plan économique désastreux qui n’autorise nulle prébende.
Le palais de Carthage, longtemps convoité, lui parut subitement trop grand pour la fonction qu’il occupait : une cuisine modeste, des serviteurs peu nombreux, quelques scribes en guise de conseillers que n’épargne pas la rivalité bureaucratique. Mais il lui restait cependant la famille, les valeurs qui soutiennent le patriarcat et la subordination des femmes et des enfants au pouvoir du père.
Pas de crise chez les Caïd Essebsi
Contrairement à la désorganisation du monde politique et au mauvais fonctionnement du gouvernement, il n’y avait pas de crise chez les Caïd Essebsi: une femme aimante et dévouée, la place privilégiée qu’occupent les enfants aux yeux de leurs parents et un entourage proche à la fois fidèle et solidaire. En somme, une famille bien soudée, adhérant solidement aux valeurs de la cellule sociale. A partir de là vont se mêler des rapports douteux entre le statut politique et le mode d’échange familial où la relation affective est devenue la norme principale de fonctionnement de l’Etat au détriment du mérite et de l’équité. Quoi qu’il prétende, sa ligne de conduite politique est principalement dictée par son entourage : tenir certains à l’écart du pouvoir et rapprocher d’autres.
Bien que fondateur d’un mouvement politique puissant en même temps que chef de l’Etat, BCE s’est montré étonnamment faible et complaisant pour son entourage au point qu’aujourd’hui l’idée de népotisme semble attachée à son nom comme une macule indélébile. Or, de ce népotisme, BCE en fait au contraire une vertu: l’amour naturel et légitime que l’on doit à ses proches.
Où finit l’amour naturel et légitime que l’on doit à ses proches et où commence le népotisme?
Ainsi, pour caser l’un de ses fils, peu entreprenant en affaires, qui lui avait causé par le passé bien des déconvenues, le père s’est acharné à le faire participer aux activités de Nidaa Tounes et, par une suite d’avancements accélérés, il arriva à le hisser à un poste important dans le parti. Avec l’unique force de ses ambitions, le fils, soutenu dès lors par le plus fidèle des fidèles, s’est mis à rêver de confisquer purement et simplement l’organisation politique non sans l’accord tacite du père qui, pourtant, resta de marbre devant les reproches, les critiques et l’indignation des militants. BCE s’obstinait à décliner la responsabilité de ses propres actes en avouant ingénument ne pas être concerné. Une habileté cousue de fil blanc puisqu’il s’efforça dans le silence de liquider le mouvement en s’opposant à tous ceux qui, odieusement, avaient cherché à brimer son enfant pour avoir légitimement prétendu à la direction du parti. Il ne manquera d’ailleurs pas de recourir aux redoutables procédés de chantage envers certains membres dirigeants fermement opposés à des stratagèmes d’usurpation du pouvoir allant jusqu’à les menacer d’excommunication. Ce fut de sa part une démarche maladroite en contradiction avec l’appel au rassemblement qui sera à l’origine de longues luttes fécondes en violences et source de graves désordres.
Petit népotisme deviendra grand
Dans certains cas, cependant, les doutes sur le népotisme de BCE peuvent être levés. Il suffit de mentionner l’insigne privilège accordé récemment au cousin de sa belle-fille promu chef de cabinet de la présidence. Le chef de l’Etat s’estime dans cette affaire moins coupable, car à ses yeux la faveur va à la chose et non à la personne, à la charge et non à l’individu qui les représente, les assume ou les exerce. Bref, plus à l’institution qu’au desservant.
De même que rien n’empêche que son gendre soit celui-là même qui est affecté à son service comme médecin officiel, ou qu’il invite sa fille à l’accompagner lors d’un voyage officiel à l’étranger. Un geste qui fait polémique mais qui n’a rien d’extraordinaire ou d’insolite et n’ajoute strictement rien au coût de l’affrètement de l’avion présidentiel qu’il a tendance à considérer un peu comme faisant partie du patrimoine familial.
Le népotisme n’est pas strictement limité aux membres de la famille. A cet ensemble de faveurs familiales, il convient d’ajouter certaines distinctions honorifiques destinées à rehausser le prestige de certains de ses collaborateurs. Tel ce titre de Grand officier de l’ordre de la République, première classe, décernée à son plus proche conseiller Mohsen Marzouk. La chose n’est révélée qu’incidemment à l’occasion de certaines libéralités, mais cela suffit pour démontrer qu’elle fut considérée comme une marque de faveur exceptionnelle, tam gratuita et insigni, hors de proportion avec les faits d’armes de l’heureux récipiendaire.
Ainsi, cette pénible question qui touche au fonctionnement des plus hautes instances de l’Etat, c’est-à-dire à l’essence même de son gouvernement, a survécu. Sauf qu’on est passé du «grand népotisme» au «petit népotisme». Mais un népotisme qui demeure tout de même sauvage, sans frein ni mesure, au moyen duquel le président de la république n’a pas craint de tailler pour son fils, son gendre ou le gendre du fils, des fiefs à même le parti et l’Etat «démocratique».
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