L’auteure, critique de cinéma américaine, analyse les causes de la renaissance du cinéma tunisien après la révolution de janvier 2011.
Par Martin Dale*
Depuis cinq ans, une nouvelle génération de réalisateurs tunisiens a eu droit à diverses distinctions, dans plusieurs festivals internationaux du cinéma, avec des films traitant de thèmes jusqu’ici niés, dissimulés…
«Ce que les films tunisiens récents ont en commun, ce sont les libertés qu’ils prennent, la sincérité, le réalisme et l’audace qui les caractérisent dans leur manière d’évoquer des parcours personnels, à un moment où tout le monde s’attend à ce que l’on fasse en Tunisie des films sur des sujets tels que le Printemps arabe, le djihadisme, l’islamisme, le terrorisme», nous a déclaré Dora Bouchoucha, dont la dernière production ‘‘Inhebbek Hédi’’ (‘Hédi’), mise en scène par Mohamed Ben Attia, traite de l’expérience personnelle d’un jeune homme tunisien (interprété par Majd Mastoura, Ndlr)(1) dont l’existence a été chamboulée le jour où il est tombé amoureux d’une femme libérée et anticonformiste.
‘‘Inhebbek Hédi’’ , le film de Mohamed Ben Attia a remporté deux prix à la Berlinale 2016.
«Avant la Révolution, vous pouviez jongler avec la fiction…»
Entre autres réalisations cinématographiques tunisiennes remarquables, l’on peut citer le film de Leyla Bouzid ‘‘A peine j’ouvre les yeux’’ qui a pour toile de fond le Printemps arabe et qui a reçu des honneurs à Toronto, Venise, Carthage et Dubaï. Il y a également le premier long métrage de fiction de Farès Naânaâ ‘‘Les frontières du ciel’’ qui s’articule autour d’un couple de la classe moyenne tunisienne dont la vie a été dévastée par la mort de leur fille âgée de cinq ans. Sorti en décembre, le film a été vu par 100.000 spectateurs en 6 semaines – ce qui constitue un exploit remarquable dans un pays qui compte peu de salles de cinéma…
Les documentaires produits au lendemain de la ‘Révolution du jasmin’ sont des productions cinématographiques tunisiennes qui ont le vent en poupe, par exemple: le long métrage documentaire ‘‘Babylone’’ (réalisé par Ala Eddine Slim et Youssef Chebbi, Ndlr) qui a reçu le Grand prix de la compétition internationale au 23e FID de Marseille, en 2012, et le documentaire ‘‘Maudit soit le phosphate’’ de Sami Tlili qui revient sur le mouvement de désobéissance civile de 2008, qui a été primé au 6e Festival international du film d’Abu Dhabi, en 2012. En 2014, ‘‘Le challat de Tunis’’ de Kaouther Ben Hania a été distribué dans une vingtaine de pays.
«Avant la Révolution, il y avait peu de documentaires produits en Tunisie, en raison du manque de liberté d’expression. Vous pouvez toujours jongler avec le contenu de la fiction et traiter de sujets politiques sous un régime dictatorial, car les niveaux de lecture peuvent être multiples et variés. Par contre, lorsqu’il s’agit de documentaires, cette gymnastique devient impossible, étant donné que vous êtes à la recherche de la vérité la plus profonde», souligne Dora Bouchoucha.
«Avec l’arrivée de la Révolution, nous avons senti qu’il y avait beaucoup à dire et à raconter à travers le cinéma. Pour ma part, je voulais rappeler aux gens combien les choses ont été difficiles. Et nous avons fait de remarquables progrès sur cette voie», indique Leyla Bouzid.
Fares Naanaa et Leyla Bouzid ont fait bonne figure dans les festivals internationaux: ici à Dubaï.
Ben Ali était conscient du danger
«Ben Ali était conscient du danger que le cinéma représentait pour son régime dictatorial», explique le producteur Habib Attia, ajoutant que «les réalisateurs, pour leur part, savaient qu’il y avait des lignes rouges qu’ils ne pouvaient pas franchir, c’est-à-dire qu’il leur était absolument interdit de traiter de questions sociales tunisiennes contemporaines – qui étaient des sujets d’un grand intérêt pour le public cinéphile en Tunisie et à l’étranger.»
Les Journées cinématographiques de Carthage (JCC) demeurent la vitrine principale du cinéma tunisien et de l’ouverture d’esprit du pays. Souffrant d’un manque notoire de salles de cinéma, les jeunes Tunisiens se ruent, à l’occasion de chaque édition des JCC, pour découvrir les offres cinématographiques de la nouvelle cuvée. Tel était le cas, en 2015, lors des 26e JCC, avec le film du marocain Nabil Ayouch ‘‘Much Loved’’ qui avait été interdit de projection dans le pays d’origine du réalisateur.
Les manques de financements et de salles de projection demeurent les défis majeurs auxquels font face les réalisateurs tunisiens qui comptent sur le soutien de l’Etat et la manne de la coproduction.
De grands espoirs sont placés dans les décisions que préparent le Centre national du cinéma et de l’image, créé en 2011, et sur son nouveau directeur général, nommé depuis juin dernier, Fathi Kharrat. Il s’agit notamment de l’adoption d’une nouvelle loi qui favoriserait le financement d’un plus grand nombre de films, le soutien à la construction de salles de cinéma multiplex, le lancement d’une cinémathèque et la réactivation d’un accord de coproduction cinématographique entre la Tunisie, l’Algérie et le Maroc.
La productrice Dora Bouchoucha a beaucoup fait pour le renouveau du cinéma tunisien.
Depuis 2011, des aides se montant à 500.000 dinars ont été accordés à environ 10 films tunisiens par an, ce qui ne représente que 50% des budgets totaux des réalisateurs.
L’un des objectifs principaux de Fathi Kharrat consiste à convaincre les chaînes de télévision tunisiennes à investir dans la production cinématographique nationale(…)
Le producteur des ‘‘Portes du ciel’’ Habib Attia est en phase de préparation du film ‘‘Hassan’’ de Mehdi Barsaoui, qui traite du thème de la trahison chez la femme, et un nouveau long métrage de Kaouther Ben Hania sur une jeune fille qui a été violée par des agents des forces de l’ordre, en 2012.
«Le climat nouveau de la liberté d’expression que nous connaissons aujourd’hui en Tunisie est le produit direct de la politique suivie par le ministère de la Culture, depuis 2011, déclare Fathi Kharrat, et il n’y a pas lieu, aujourd’hui, de revenir en arrière là-dessus.»
Texte traduit de l’anglais par Marwan Chahla
Source: ‘‘Variety’’.
Note:
(1) A la 66e Berlinale, Mohamed Ben Attia, réalisateur de ‘‘Inhebbek Hédi’’, et Majd Mastoura, interprète du rôle principal dans ce même film, ont été récompensés, samedi 20 février 2016, respectivement par le prix du meilleur premier long métrage et l’Ours d’argent de la meilleure interprétation masculine.
* Martin Dale est contributeur régulier au magazine américain de l’industrie du spectacle ‘‘Variety’’.
** Les titre et intertritres sont de la rédaction.
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