Dans sa dernière exposition, Aicha Filali continue d’interroger prosaïquement la réalité tunisienne, entre ironie, sarcasme et désenchantement.
Par Anouar Hnaïne
Chaque exposition de Aïcha Filali marque un événement dans la scène artistique. Fidèle, elle expose régulièrement à la galerie Ammar Farhat, à Sidi Bou Saïd.
Comme à chaque fois, le jour du vernissage est en lui-même un fait notable, une occasion de rencontres, de retrouvailles, de discussions, de bavardages.
En perte de repères
Comme un jalon dans son parcours, en sociologue avertie, Aïcha donne un titre à chacune de ses expositions.
L’actuelle répond au nom de ‘‘Man Antom’’ (Qui êtes-vous?) Réponse belliqueuse et coup de semonce extraite du célèbre discours de Mouammar Kadhafi à la veille de sa chute en octobre 2011, en plein «printemps arabe».
L’artiste exprime les sources et les ferments qui alimentent ses œuvres avec force arguments et, au passage, interroge prosaïquement Edgar Morin (sociologue et philosophe) à propos d’une de ses interviews affirmant «la complexité du monde actuel». Pourtant, son travail à elle n’est-il pas, comme elle l’écrit, «multiple, hétéroclite, disparate», ou simplement complexe?
Comme à l’accoutumée, un catalogue, développé, nourri d’explications et de références, accompagne l’exposition. En ouverture, Aïcha affirme que son nouveau travail traite d’une situation «où la plupart d’entre-nous sont en perte de repères… J’ai trouvé à l’arrivée que l’inconscient avait honnêtement transcrit les choses». Sacré inconscient qui nous fournit les clés pour déchiffrer le sens, les signes et les secrets des installations et autres collages.
Mohamed Kerrou, sociologue, étayant et creusant le sens des événements et mini-événements qui ont engendré les œuvres, abonde dans le même sens, questionnant l’art en rapport avec la société de spectacle politique.
Azza Filali, romancière et écrivaine, boucle la présentation par un texte empli de métaphores lyriques et savoureuses.
Les dangers de la société de spectacle
A la source du travail, il y a visiblement une recherche préalable et profonde sur les mœurs, le comportement social, les signes, les codes vestimentaires, etc. La mise en scène des œuvres implique le spectateur d’abord, interroge ses préjugés et, au pire, le laisse froid, au mieux, bouscule ses convictions et accentue son désarroi. D’où l’introduction des textes pour éclairer la démarche (mot à tiroirs sur-utilisé) et le chemin de tout amateur, bref, l’écrit comme outil pour percer les secrets des œuvres.
Celles-ci sont traitées sous des formes et des matières différentes, des installations pour la plupart d’entre-elles.
Qu’y voit-on? Un ensemble de rangées de pains et 6 rangées de boîtes de sardine sous plexiglas avec marque et descriptifs, cela s’appelle ‘‘Kaskrout banaya’’ (Sandwich de maçons).
Un autre tableau identique mais avec 5 rangées de canettes de bières de marque locale, plutôt des cadavres (expression de buveurs) comprimés et soulignés d’un texte sur cette boisson.
Au centre, par terre, une installation, 4 chaises sous un parasol blanc dont une vide qui invite le spectateur à accompagner les 3 femmes en maillot de bain. Leur propos est écrit sur le parasol. Tout à leur affaire, insouciantes, elles cancanent et commèrent sans garde ni mesure. Cela s’appelle ‘‘Paroles en l’air’’.
Plus loin, des coussins à même le sol, sur lesquelles les portraits des figures connues du paysage audiovisuel tunisien, en haut un écran de télé, le sacro-saint vingt heures. L’obscénité de la télé?
Autre installation, une barque couleur bleue, des bébés entassés dedans, quel sera leur sort? Titre : ‘‘1148 K’’. Une barque-colis à l’adresse de l’Europe, l’œuvre donne froid au dos, la réalité nue, blessante, glaçante, douloureuse. Aïcha dénonce.
Dans une autre salle, un tapis de prière coloré avec boussole indiquant la qibla (orientation de la Mecque, ce mot signifie-t-il cible?). Cette cible est convoitée par les crocodiles, strass et couleurs, gueules ouvertes. On est chez ‘‘Harim Ettimsâa’’. Le sultan actuel qui fait des vagues dans le marigot? Tout est de cette eau, questions cruelles, sans réponses, à nos usages, à nos codes.
Aïcha traite tout cela et plus avec distance et ironie, beaucoup de couleurs, des trouvailles cocasses qui nous arrachent le sourire et nous fait (re)penser, qui sait, sur les dangers de la société de spectacle, annoncée il y a près de 50 ans.
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