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Portrait : Qui veut la peau de Mohsen Marzouk?

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Mohsen Marzouk a été élu aujourd’hui secrétaire général du nouveau parti Harakat Machrou Tounes (Projet Tunisie). Son portrait publié par le magazine ‘‘New African’’.

Par Ridha Kefi

Hier encore considéré comme le successeur naturel de Béji Caïd Essebsi, l’ancien secrétaire général de Nidaa Tounes est devenu l’homme à écarter. Aussi bien pour les islamistes que pour ses anciens amis. Portrait d’un homme dans la tourmente.

C’est l’homme politique tunisien le plus controversé du moment, celui par rapport auquel tous les acteurs de la scène sont sommés de se positionner. Si Mohsen Marzouk ne laisse pas indifférent, il n’en inspire pas moins les sentiments les plus contradictoires : ses partisans l’aiment sans mesure et ses adversaires le haïssent sans ménagement. C’est que ce quinquagénaire a tout pour séduire: il est jeune, beau, intelligent et sa verve tribunitienne en fait l’un des hommes politiques les plus écoutés en Tunisie depuis la révolution de janvier 2011. Et, ce qui ne gâche rien, il plaît aux femmes et aux jeunes.

D’un autre côté, Mohsen Marzouk prête le flanc à l’adversité: on le dit étrangers. Et c’est un guerrier, qui aime donner des coups et ne craint pas d’en recevoir en retour. Depuis quelques mois, il est devenu «l’homme à abattre» pour une bonne partie de la scène politique: pour les islamistes, ses ennemis de 30 ans, mais aussi pour beaucoup de ses anciens compagnons de route.

Début avril 2016, la tempête des Panama Papers éclate. Un journal électronique tunisien, Inkyfada, affirme détenir des documents compromettants pour plusieurs dirigeants politiques et hommes d’affaires ayant frayé avec le cabinet Mossack Fonseca et trempé dans des affaires d’évasion fiscale. À la surprise générale, le premier nom jeté en pâture aux Tunisiens est celui de Mohsen Marzouk.

L’ancien chef de campagne du président Beji Caïd Essebsi et membre fondateur de Nidaa Tounes aurait pris contact, début décembre 2014, avec le cabinet panaméen pour tenter de constituer une société offshore aux îles Vierges ou à Anguilla, en vue de «détenir des placements financiers et s’engager dans des affaires à l’international», rapporte le journal.

Dans l’échange d’e-mails avec un conseiller du cabinet, le dirigeant politique aurait demandé des informations sur les actionnaires prête-noms, le conseil d’administration, les documents officiels et les honoraires, ajoute Inkyfada, qui précise que Mohsen Marzouk a cessé de répondre aux e-mails de son correspondant dès la première semaine janvier 2015.
«On peut imaginer que l’investiture de son candidat l’empêche de travailler à ses propres affaires», note le journal; l’intéressé étant devenu, entre-temps, conseiller politique du président de la République. Et d’asséner le coup de grâce: «Difficile de savoir quelles étaient les finalités des e-mails de Mohsen Marzouk mais sa seule prise de contact avec le cabinet et ses différents e-mails nécessitent de la part de l’intéressé des explications, lui qui veut s’imposer comme réformateur et leader dans la scène politique tunisienne.»

Contre-attaque

À Tunis, «l’affaire» a eu l’effet d’une bombe. Les ennemis de Marzouk sont montés au créneau pour exiger des clarifications, sinon des comptes. Des accusations de corruption et de blanchiment d’argent ont fusé. Plusieurs départements ministériels (Justice, Finances, Domaines de l’État…) ont lancé des enquêtes. L’Assemblée a créé une commission d’enquête. La «mise à mort» a commencé…

Les partisans de Marzouk, qui venait d’annoncer, le 20 mars, et en grande pompe, la création d’un nouveau parti, Harakat Machrou Tounes (Mouvement du Projet Tunisie), volent au secours de leur leader: on met en doute le sérieux de l’enquête, on souligne ses failles et on accuse Inkyfada de participer à une cabale américano-sioniste, en affirmant que le journal électronique est financé par des organisations américaines émargeant sur les générosités du magnat George Soros, ce qui est un secret de polichinelle.

L’intéressé, quant à lui, dément avoir envoyé des e-mails à Mossack Fonseca. Il s’est aussi empressé de porter plainte en justice contre Inkyfada. «Je leur ai demandé de publier les fac-similés des e-mails que j’ai soi-disant envoyés, parce qu’étant sûr de n’avoir pas envoyé ces e-mails, s’ils en ont trouvé quelque part, c’est que quelqu’un les a envoyés.
Et puisque ce n’est pas moi, il faudrait bien que je sache qui et ainsi je pourrais le poursuivre. Car s’il y a eu falsification d’e-mails dans le but de me nuire, j’ai intérêt à faire examiner ces e-mails par des experts», explique Mohsen Marzouk à New African.

«Ils refusent de diffuser des fac-similés de mes e-mails pour soi-disant protéger mes données personnelles, alors qu’ils m’ont déjà mis au cœur d’un scandale et porté atteinte à mon honneur», déplore l’homme politique qui entend souligner les contradictions de ses détracteurs : «S’ils sont si attachés à la protection des données personnelles des gens, pourquoi ont-ils publié les e-mails de l’avocat d’affaires Samir Abdelli ?» Mohsen Marzouk affirme avoir soumis à la justice des fac-similés d’e-mails envoyés en son nom, d’une adresse électronique qui n’est pas la sienne («Marrzouk y est écrit avec deux r») à un hôtel parisien où il a séjourné récemment pour lui demander le détail de ses dépenses au cours de son séjour.

Bref, pour Marzouk, l’affaire est montée de toutes pièces et fait partie d’une campagne médiatique orchestrée contre lui pour nuire à sa réputation.

Traduire: sa réussite politique dérange beaucoup, et surtout au sein de sa propre famille politique, où l’on ne compte plus les candidats à la succession de Caïd Essebsi.

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L’enfance d’un chef

Bien qu’il affirme ne s’être jamais préparé à jouer le rôle politique qui est le sien aujourd’hui, tout, dans le parcours de Marzouk, semble l’y avoir prédestiné. À cinq ans, il a perdu son père, ouvrier, mort à 27 ans, et c’est sa mère, à laquelle il voue une adoration sans limite, qui l’a élevé ainsi que sa sœur aînée et son frère cadet.

La famille, originaire de Mahrès, vivait à la Cité El Habib, un quartier populaire de Sfax. Enfant, il aidait sa mère couturière à confectionner des vêtements pour les pauvres. À 12 ans, il a travaillé comme mécanicien et aide-maçon. Autant dire que la précarité absolue, il l’a connue très jeune, mais il n’en a gardé aucune aigreur, car, dans son cas, l’ascenseur social a bien fonctionné, grâce notamment à l’école publique. Et c’est là qu’il a découvert la politique, en fréquentant une cellule du Néo-Destour, l’ancien parti au pouvoir sous Bourguiba. Poète à ses heures, maniant aussi bien l’arabe que le français, il a été chargé de diriger un «journal mural» dédié aux jeunes. Mais il n’a pas tardé à être renvoyé, après avoir dénoncé un omda (responsable du quartier) qui détournait l’aide sociale à son profit.

Au lycée, où il prenait la parole devant ses camarades, Mohsen s’est découvert des qualités de tribun. Ce qui lui a valu d’être exclu, à 15 ans, de tous les lycées de la République. Son crime: vouloir créer un syndicat des élèves, à l’instar de l’Union générale des étudiants tunisiens (UGET).

Après une année passée dans un lycée privé, l’adolescent est réadmis à l’école publique, grâce à l’entregent d’un éducateur hors pair, Ahmed Zghal, qui incarne à ses yeux, encore aujourd’hui, ce que «le bourguibisme», devenu aujourd’hui sa principale source d’inspiration, a de plus noble et de plus révolutionnaire: le pari sur l’éducation comme vecteur de progrès de l’homme et de la société. Mais, à l’époque, Bourguiba incarnait encore, à ses yeux de jeune révolté, influencé par ses professeurs gauchistes, marxistes léninistes ou nationalistes arabes, la sujétion à l’impérialisme américain.

Cette gauche, plutôt extrême, il s’y frottera à l’université de Tunis, qu’il a rejointe en 1984. Inscrit en licence de sociologie à la Faculté des lettres et de sciences humaines de Manouba, il n’assistait pas aux cours, mais passait tout son temps dans les interminables cercles de discussion à «guerroyer» avec les leaders estudiantins du mouvement islamiste, qu’il croisera, 30 ans plus tard, dans les allées du pouvoir.

À l’époque, Mohsen Marzouk était, avec Chokri Belaïd, qui sera assassiné en mars 2013 par des extrémistes religieux, le leader incontesté de la gauche estudiantine. «La confrontation avec les islamistes était pour nous quasiment une question de vie ou de mort», se souvient-il. Il apprendra, par la suite, mais longtemps après, en lisant beaucoup d’auteurs, anciens et modernes, à mettre en doute tous les dogmes, marxistes et autres. «Il n’y a pas de vérité absolue et tout penche toujours vers un espace médium.»

La tête entre les épaules

Nous sommes en 1986, une atmosphère de fin règne annonce la chute prochaine du régime de Bourguiba: Mohsen Marzouk est arrêté et envoyé dans un bagne militaire en plein désert, à Rjim Maatoug. Il y passera un an, à effectuer des travaux forcés.

Libéré après l’accession de Ben Ali au pouvoir, il est élu en 1988 au bureau de l’UGET, mais la guerre en Irak, qui éclate en 1991, constituera pour lui, à la fois, un choc et un tournant.

Il remet en question nombre de ses certitudes anciennes, rompt avec le marxisme de ses anciens camarades, notamment Chokri Belaïd. «L’éthique est importante, certes, mais elle ne doit pas devenir une idéologie ni un dogme et encore moins un mythe révolutionnaire. Il y a aussi le bon sens», explique-t-il. «Les décisions doivent être éclairées par la réalité et par les besoins des hommes, et non par les partis pris idéologiques», poursuit-il, en recourant à une métaphore pour exprimer sa nouvelle tentation centriste: «La tête est au centre, entre les épaules, si elle penche d’un côté ou de l’autre, la vision s’en trouve déformée.»

Après une expérience d’enquêteur dans un centre de recherche et de sondage qui lui a permis, entre 1988 et 1992, de redécouvrir la société tunisienne dans son vécu réel et non à travers le prisme déformant des lectures marxistes, Mohsen Marzouk intègre la Fondation El Taller, alors présidée par Nelson Mandela, dont il devient, entre 1993 et 2002, le directeur régional pour le monde arabe. Cette expérience lui fait découvrir, dit-il, «la diversité internationale et la pauvreté intellectuelle de l’élite tunisienne». Et en 2003, avec l’expérience acquise dans la défense des droits humains et le riche carnet d’adresses ainsi constitué, le désormais expert international intègre, en 2003, Freedom House, organisation non gouvernementale dédiée au développement d es libertés et du libéralisme dans le monde. Et il le fait sans état d’âme, son marxisme ancien ayant déjà été jeté aux oubliettes.

Trois ans plus tard, Marzouk crée Al-Kawakibi Democracy Transition Center (KADEM), basé à Amman en Jordanie et présidé par le prince Hassan Ibn Talal. Sa grande idée : «La démocratisation du monde arabe ne doit pas passer par le paradigme de la révolution violente mais par celui de la transition pacifique». Aussi doit-on y préparer les élites intellectuelles et politiques, dont la plupart ont bénéficié, à un moment ou un autre, des programmes d’initiation démocratique mis en œuvre par le KADEM dans les pays arabes.

Autant dire que les soulèvements populaires qui ont éclaté dans la région, à partir de janvier 2011, et d’abord en Tunisie, ont donné à l’approche de l’expert tunisien un vaste champ d’application. Aussi, Marzouk s’est-il empressé, dès la chute du régime de Ben Ali, de rentrer en Tunisie et de se mettre au service de son pays. Il a assumé la fonction de conseiller du Premier ministre Caïd Essebsi, quand ce dernier a été appelé a conduite le 2e gouvernement de transition, en mars 2011. Il a aussi siégé à la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution (HIROR), qui a piloté les élections de l’Assemblée nationale constituante (ANC), en octobre de la même année.

Cependant, après la montée des islamistes au pouvoir et la tentation de ces derniers d’imposer leur modèle de société, Mohsen Marzouk s’est résigné à enlever l’habit de l’expert ès transition démocratique et à endosser celui de l’activiste politique, et c’est ainsi qu’il a cofondé, en juin 2012, Nidaa Tounes, et contribué à son succès aux législatives et à la présidentielle de 2014.

La suite, on la connaît: après avoir occupé, pendant six mois, la fonction de conseiller politique du président de la République, il a été appelé à la tête de Nidaa Tounes, avec pour mission de réorganiser ce parti déstabilisé par l’accession trop rapide au pouvoir, et de préparer son congrès constitutif. Mais c’était sans compter avec les ambitions de certains autres dirigeants, rassemblés autour de Hafedh Caïd Essebsi, le fils du chef de l’État, qui n’ont pas tardé à se liguer contre lui. Et à le pousser vers la porte de sortie à l’issue d’un simulacre de congrès, le 10 janvier 2016 à Sousse. «Trop gourmand, ambitieux et pressé», disent ses détracteurs.

De Nidaa Tounes au Projet Tunisie

«Nidaa Tounes était le fruit d’un bricolage politique. Il a été créé dans l’urgence et n’a pas eu le temps de se définir une identité et de se doter de structures. Il aurait fallu au moins deux ans pour y parvenir. Malheureusement les élections sont venues trop vite et il a fallu y aller. Les petits calculs politiques ont fait le reste», raconte-t-il. Le ver était donc dans le fruit, d’autant que, selon lui, subsistait un clivage profond à propos des relations avec Ennahdha.

Certains dirigeants, comme lui, estimaient que la coexistence avec les islamistes, dictée par les résultats des élections, était nécessaire, mais devait être confinée dans des limites définies. D’autres, ses détracteurs, étaient favorables à une alliance voire un «rapport fusionnel» avec eux. L’implosion était donc inévitable.

Mohsen Marzouk qui a lancé, le 20 mars dernier, avec une trentaine de députés démissionnaires du bloc Nidaa Tounes, sa propre formation politique, le Mouvement du Projet Tunisie, se demande, aujourd’hui, s’il n’a pas perdu toute une année à tergiverser et à essayer de sauver une barque qui a déjà coulé.

Il se console cependant en se disant: «On a peut-être perdu la bataille de sauvetage de la carcasse ancienne de Nidaa, mais en contrepartie nous avons gagné celle du sauvetage du projet moderniste réformateur qui devrait contribuer à la naissance de la Tunisie de demain.»

L’expert ès transition se coule, désormais, dans la peau d’un futur dirigeant du pays, propulsé par les électeurs de Nidaa Tounes qui se sentent trahis par ceux-là mêmes qu’ils ont portés au pouvoir. Son cœur de cible, pour utiliser une terminologie de marketing, ce sont les femmes, les jeunes et les régions intérieures, les éternels oubliés des anciens comme des nouveaux gouvernants.

Source : ‘‘New African’’ (N° 49, Mai – Juin 2016).

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