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Chahed au jour le jour : 5- Le blues d’un chef déçu par son gouvernement

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Le récit hebdomadaire des activités du chef du gouvernement d’union nationale Youssef Chahed tel qu’il aurait pu l’écrire lui-même. Découragé, désorienté et abattu.

Imaginé par Yassine Essid

Plus mon séjour à la Kasbah se prolonge, plus les problèmes s’accumulent. Je me rends compte cependant qu’en un mois je n’ai rien réalisé de visible, de perceptible, ni de tangible.

Les engagements pris, les priorités définies et toutes les promesses proclamées solennellement dans mon discours d’investiture, et qui n’étaient en fait que de vieilles idées remises au goût du jour, sont toutes restées lettre morte au point que des voix, qui s’étaient naguère mêlées au concert d’imprécations et de sarcasmes dont Habib Essid fut l’objet, s’élèvent aujourd’hui pour vanter les mérites et les qualités de mon prédécesseur.

Je ne puis pas vous dire à quel point je me sens découragé, désorienté et abattu. Je me demande vraiment si je suis à la hauteur de cette fonction. Trop de pression, trop de déboires, trop d’incertitudes…

Tout le monde s’en fout !

Il faut reconnaître que les ministres ne m’aident pas beaucoup à être plus positif, plus serein et à dépasser les difficultés. Pourtant je parle, mais je demeure inaudible. J’effectue des visites aléatoire sur le terrain (pas beaucoup il est vrai), j’organise des conseils ministériels (assez nombreux tout de même), je reçois des personnalités étrangères (c’est aussi mon boulot) sans pour autant oublier de rappeler à l’occasion mes priorités : l’emploi, la sécurité, la lutte contre la corruption, l’impulsion de l’investissement, mais tout le monde s’en fout ! Dans ce cas comment mettre en œuvre une politique et réaliser un programme pour les trois années à venir ?

Si j’exclue les ministres de la Défense et de l’Intérieur, les autres membres du gouvernement s’abandonnent volontairement à toutes sortes de désordres qui marquent une absence totale de rigueur, voire une incompétence et un désengagement.

Je pense d’abord à ceux qui avaient survécu à tous les remaniements car ils constituent la garde prétorienne des Caïd Essebsi et estiment, par conséquent, qu’ils n’ont pas de compte à me rendre. La ministre du Tourisme, une survivante, en est une et entend toujours dans sa tête, tel un médium, les mêmes frémissements qui annoncent la reprise prochaine de nouveaux contingents de touristes.

L’état d’hébétude et de torpeur du gouvernement, qui confine à l’immobilité, est parfois rompu par les déclarations tonitruantes de certains ministres qui ne sont souvent que des gesticulations sans lendemain.

Quant à mon image auprès de l’opinion, les gens, paraît-il, me trouvent encore trop sérieux, renfrogné même, pliant sous le poids des responsabilités. Rached Ghannouchi m’a fait l’insigne honneur, autant qu’il veuille bien le prétendre, qu’il a la certitude que je serais capable de relever une série de défis pourtant bien au-dessus de mes moyens : entreprendre des politiques innovatrices, proposer des solutions nouvelles, adopter un discours franc et transparent, avoir la capacité de s’adresser aux jeunes, rappeler l’élite à ses responsabilités et s’intéresser aux régions intérieures. Sauf qu’il a oublié de rappeler à quel point je manque d’autorité, à quel degré je suis entouré de collaborateurs insuffisamment préparés; de même que, entre le chef de l’Etat et l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), je me retrouve dépossédé de toute capacité d’initiative.

Le domestique d’une clique assoiffée de pouvoir

Malgré tout, le seul souvenir que je revendique, tel un brillant fait d’armes, est celui d’avoir décidé de mon propre chef de limoger d’un trait 12 gouverneurs ! Du jamais vu dans l’histoire du pays. Par cet acte exemplaire, je me suis confectionné une certaine image aux yeux du public. Jamais plus d’hésitation, me suis-je dit alors, ni de mollesse, mais l’esprit de décision, la fermeté dans la parole et la rigueur dans les actes. Quant aux douze gouverneurs restants, je m’en débarrasserais le moment venu pour calmer les populations d’autres régions livrées aux mêmes types de séditions.

Cela étant dit, mon principal souci, sur lequel j’insiste énergiquement, a trait aux rapports que j’entretiens avec le chef de l’Etat et son soi-disant leadership charismatique et visionnaire qui égratigne chaque jour davantage mon autonomie et mon autorité de Premier ministre. Son bail étant inamovible, car élu au suffrage universel, c’est moi qui lui servirais, le moment venu, de fusible. Je ne serais finalement que le domestique d’une clique assoiffée de pouvoir en charge d’un prétendu «Gouvernement d’Union Nationale».

Malgré ses rares moments de lucidité, le pouvoir se concentre chaque jour un peu plus autour d’un chef d’Etat surmédiatisé qui n’a pourtant que l’apparence du pouvoir. Par définition, il n’est pas en position de gouverner lui-même directement le pays, de prendre des décisions, d’assumer des actes d’autorité. Seul le Premier ministre et les ministres sont chargés de gouverner, ont la capacité de décider, de choisir et de prendre des risques quitte à assumer les conséquences de leurs actes face à la représentation nationale qui a la possibilité de sanctionner le gouvernement en renversant le Premier ministre.

Il est vrai que cette hypothèse est devenue toute théorique compte tenu du climat de soumission qui pèse sur la représentation nationale à travers l’accord secret entre Ennahdha et Nidaa Tounes et l’intimité du lit entre Rached Ghannouchi et Béji Caïd Esssebsi. Alors forcément, dans une situation de crise majeure ou lorsque monte la rumeur, même vague, d’un changement du Premier ministre, vous verrez l’exécutif sombrer tout de suite dans les pires errements tout en faisant perdre la hauteur inhérente à ma mission.

Ne parlons pas de la diplomatie, reconnue dès le départ comme un «domaine réservé» du président et sur laquelle je n’ai aucune prise. Pire, Béji Caïd Essebsi se permet désormais de s’entretenir en aparté avec mes ministres, en mon absence, en me mettant dans la position bien inconfortable de spectateur.

La semaine passée a été féconde en événements. Je ne parlerai pas de mon interview diffusée mercredi soir. Cet entretien, si on peut l’appeler ainsi car il tenait plus du monologue sans entracte que du débat critique, était habilement préparé de manière à séduire l’opinion par quelques effets d’annonces et par l’octroi de cadeaux aux démunis dont j’ignore encore par quel moyen je vais devoir les financer.

La fatwa de trop du Grand mufti

J’ai été surpris en prenant connaissance de la maladroite intervention du Grand mufti, le cheikh Battikh. Cette vénérable autorité serait parfaitement dans son rôle en condamnant le blâmable d’où qu’il vienne, en déclarant publiquement que les protestations anarchiques, les grèves intempestives, la fuite des capitaux et autres entraves à la bonne marche des affaires, portent préjudice à l’économie et à la paix sociale et, partant, sont condamnables au regard de la morale religieuse. Mais là s’arrête son rôle. Emettre à ce propos une fatwa susceptible de suppléer les lois en vigueur en reconstituant une sorte de schéma de fonctionnement idéal-typique de la société par référence aux sources de la législation islamique en vue de sauvegarder tout spécialement les intérêts de la nation, est une monumentale mise en question du pouvoir de l’Etat et de ses institutions. Proposer les solutions convenables dans un pays qui n’est pas régi par le droit musulman, signifie que ce qui serait de l’ordre du délit, sanctionné par la loi des hommes, relèvera désormais des catégories du licite, de l’illicite et leurs différents degrés. C’est là non seulement un empiétement inadmissible dans la marche des institutions de l’Etat, mais constitue un mépris pour le système de liberté et le mémorable exemple de raison que nous donne la constitution.

De plus, une fatwa n’est rendue que pour des circonstances spéciales : résoudre un problème déterminé pour une période de temps bien délimitée et certainement pas pour toutes les affaires. Enfin, appliquer cette fatwa c’est inciter au désordre et à l’anarchie, car faisant foi, tout individu, s’estimerait alors en droit d’agir pour la faire appliquer.

Notre vénérable cheikh se trompe non seulement de pays mais aussi de siècle en allant chercher dans le droit musulman classique, expression des premiers âges du droit musulman, des éléments de solution auxquels on ne peut plus recourir pour résoudre des situations présentes et tellement complexes de la vie sociale et économique.

La contrebande et les réticences des investisseurs

Je me rends compte que, de temps à autre, Mme Bouchamoui me rappelle à son bon souvenir en exigeant, encore une fois, le respect de l’Etat de droit et la mise en application de la loi. La contrebande est le 3e employeur du pays, dit-elle, et près de 600 entreprises ont dû fermer car incapables de concurrencer le commerce de la contrebande et du marché informel. D’après elle, certains indices laisseraient croire que les agents de l’Etat connaissent bien les contrebandiers, les voies d`accès qu’ils empruntent ainsi que les biens ou marchandises qu’on retrouve aussitôt dans les circuits commerciaux.

Le thème phare de la semaine écoulé portait incontestablement sur l’investissement. Je ne parlerai pas des fréquents voyages à l’étranger des dirigeants du pays afin de sensibiliser gouvernements et institutions sur l’urgence d’assister notre pays. Toutefois, nous savons tous que les voyages officiels, les embrassades entre dirigeants, les grandes effusions pleines de cordialité et de promesses; tout ce rituel hypocrite auquel on s’adonne malgré les échecs et les regrets du passé, ne nourrit plus son homme.

Je ne suis pas expert en la matière, loin de là. Mais je peux raisonnablement prétendre à un minimum de bon sens pour réaliser que toute décision d’investissement est, par nature, un pari sur l’avenir et exerce une contrainte sur l’ensemble des possibles futurs. Sa réalisation sera ainsi d’autant plus téméraire que l’incertitude est grande.

Dans un milieu dénué d’états d’âme, comme le milieu des affaires, on n’investit plus dans le développement, la formation, le transfert de technologies, encore moins pour que les investissements aient le maximum d’effets positifs sur les économies du pays d’accueil. En revanche, il incombe au pays d’accueil de mettre en place des conditions générales, transparentes et favorables à l’investissement et de renforcer les capacités humaines et institutionnelles nécessaires pour les exploiter. Vaste programme !

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